Une colère rétrospective le fait trembler. À son âge, un rien vous fait, déjà beau qu’il ne sucre point naturellement.
Intéressé comme toujours par les êtres pittoresques qui échappent à la communauté mortelle, je le presse de nous révéler, là, en pleine chaleur, alors que j’ai un tueur à fouetter, les circonstances entourant la fameuse vente. Mais, sachant que la plupart d’entre toi est friand uniquement d’action et déteste mes digressions vouaseuses, je te sépare la partie intéressée, de manière que tu sautes à pieds joints le passage en question, lequel soit confié entre nous, est rudement scatologique une fois de plus, car, à l’image de l’humanité, mon œuvre est bâtie sur la merde, ce qui m’évite d’avoir à me présenter aux académies et de fréquenter les salons où l’on se fait chier et où le caviar n’est même pas du vrai caviar.
Bon, je commence… Saute, mon pote ! Saute !
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M. Gauguin-Dessort nous explique comme quoi, à ses débuts de barbouilleur, il était plein d’illuses, cubiste sur les bords, hardi, insolent, tout bien comme on doit être quand on démarre dans ce noble art de la peinture. Il réussit à participer à une exposition de jeunes loups dans une galerie parisienne. Par chance, la critique qui éreinta l’Exposition fit exception pour lui, signalant ses qualités de ceci-cela, nanananère, charabia habituel, le plus abscons possible, toujours en matière picturale, tu remarqueras. Certains auteurs daubent sur les critiques littéraires ; eh ben, mon vieux, que diraient-ils s’ils avaient affaire à des critiques de peinture ? Les critiques littéraires, eux, au moins, écrivent intelligiblement, alors que les autres se croient obligés de faire des vers libres pour causer d’un tableau, ces manches ; toujours toujours. Essaie de lire une préface de catalogue raisonné, ou bien le texte d’une invitation à un vernissage et tu comprendras ta douleur. Tout cela, je l’ai déjà dit ailleurs, mais je le répéterai car il est des clous sur la tête desquels il ne faut pas avoir peur de taper.
Donc, à cette expo, Gauguin-Dessort est le seul à tirer son épingle du jeu, comme il est dit dans les écritures des lavedus. Pour le coup : jalousie aiguë des copains qui se sont fait impitoyablement étendre. L’un d’eux, le plus aigri, se livre à une vengeance mesquine : ayant lu l’article, il se fout le doigt dans le cul en revenant à la galerie, et dépose une brune virgule sur l’œuvre de notre nouvel aminche. Ses potes, séduits par la qualité de cette réaction, en font autant, et voilà que la toile exposée par Gauguin-Dessort se met à ressembler à un mur de chiottes publiques.
Gauguin-Dessort se pointe. Il est effondré. Sans voix de trop d’indignation, les bras pendants comme toutes les bites de l’Institut. À ce moment, un visiteur étranger, acheteur éminent pour le compte d’un musée de Berlin, tombe en arrête (il était pédé) devant l’œuvre emmerdée. Il se met à égosiller que c’est « schön » (et ça ne sait pas), que c’est ultra « wunderlich », « kolossal » et autres, bref, il achète sans discuter le prix et court emporter le chef-d’œuvre dans les Allemagnes de merde. Hilarité générale, emboîtage des petits copains, Gauguin-Dessort s’enfuit, envoie les sous de la vente pour le petit Noël des vidangeurs parisiens et jure qu’on ne l’y prendra plus et que, désormais il sera figuratif et peindra pour lui seul.
Dont acte.
Émouvant, n’est-ce pas ?
Allez, viens, on va rejoindre les autres truffes.
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Le Gravos qui, comme tu le sais, fait du débilium très mince, essuie d’une seule coudée une livre et demie de sueur suiffeuse et demande :
— Dites-moi, M’sieur Léonard de Vin Cuit, vous savez-t-il où l’on pourrait faire un repas valab’ dans ce charmant port de plaisance, j’ai la menteuse comme une pierre ponce et l’estom’ qu’applaudit des deux mains.
Gauguin-Dessort essuie ses mains à un chiffon emplâtré de peinture.
— Je vais vous conduire chez moi, nous trouverons de quoi vous sustenter.
Bérurier a un petit ziguilili gêné.
— Écoutez, l’artiss, j’voudrais pas qu’ait maldonne ; moi, c’est pas de m’sustenter qui m’intéresse, mais d’bouffer. P’têt’ qu’un bon restaurant s’rait mieux dans la note, non ?
— Venez, venez ! tranche le vieillard, des compatriotes affamés, c’est sacré.
Il se met en route, marchant à pas vifs sous le soleil de plomb, sans en être incommodé.
— Vous abandonnez votre toile et votre matériel ? m’étonné-je.
— Ils ne craignent rien, ici on me respecte ; je suis une espèce de vieux sorcier.
Quelques centaines de mètres à parcourir, et ma stupeur s’épanouit comme la corolle d’un parachute dont les suspentes ont bien fonctionné.
L’existence est pleine d’imprévus pour qui remue. Tu te livres à des estimations, et la réalité te baise en canard (c’est une de ses barbaries).
Ainsi, je m’attends à débouler dans une cahute infecte, genre antre (nom masculin) d’artiste vieux et armagnac. Zob, mon frère ! Gauguin-Dessort crèche dans la plus belle demeure de Gagnoa, au milieu d’un jardin de rêve, exotique certes, mais par rapport à quoi, Ducon ?
Demeure Île-de-France : toit d’ardoise, murs blancs avec du frometon autour des ouvertures, portes-fenêtres, volets gris. Si le jardin est exotique par rapport à la France, la Maison l’est par rapport à l’Afrique.
— Venez, venez ! presse le Dabe en escaladant le perron de meulière.
Et on pénètre dans une vaste pièce où ronronne un appareil à air conditionné. Elle est pleine de canapés, de meubles dix-huitième, il y a même un piano à arbre droit, noir, avec la photo de Beethoven dessus. Les murs sont garnis avec les toiles du maître. Au fond, une cheminée dans laquelle brûle un vrai feu de bûches dont la chaleur est neutralisée par un pare-feu frigorifique. The luxe !
Mais ce n’est pas tout.
Une sixaine de filles stationnent dans ce fastueux livinge. Trois Blanches, trois Noires. Les Blanches comprennent : une blonde, une brune, une rousse. Les Noires : une ébénite, une capucino, une mulâtreuse. Ces dames sont ravissantes et sobrement vêtues d’une ceinture d’or à laquelle est accrochée une plaque portant leur nom.
— Mon harem, présente sobrement le peintre, installez-vous.
Il empare une sonnette d’argent à manche de prunier confit et l’agite, drelin drelin, jusqu’à tant qu’arrive un énorme Turc enturbanné, chamarré, obèse, eunuque, ça, tu peux y compter, muet comme dans les films qui racontent une histoire d’amour dans l’Arabie d’avant le pétrole, à l’époque où les émirs se déplaçaient pas en jet privé mais en tapis volants, qu’ensuite, leurs esclaves allaient vendre aux terrasses des cafés.
Gauguin-Dessort se tourne vers nous.
— Je vous propose un foie gras frais de la Barrière Poquelin , arrosé d’un château d’Yquem ; suivi d’une potée auvergnate qu’accompagnera un cahors servi frais. Fromage, tarte à l’ananas. Si vous jugez cette collation insuffisante, je peux dire à Ali d’intercaler un ris de veau Clamart entre le foie gras et la potée ?
Bérurier, bien qu’il soit déshydraté à outrance, trouve le moyen de laisser dégouler une stalactite à l’énoncé du festin.
— C’est trop d’bonheur, monseigneur, balbutie-t-il, oui, oui, d’accord sur tout, et d’accord aussi pour l’inclusion du ris de veau, si ça ne vous inconvègne pas.
Gauguin-Dessort nous sourit.
— Vous me pardonnerez, mais je vais devoir retourner à mon tableau. Quand l’inspiration est là, c’est comme pour la bandaison : il ne faut pas la faire languir. Oh ! à propos de bandaison, il est bien entendu qu’après votre repas vous avez toute latitude pour vous amuser avec ces demoiselles. Vous serez tranquilles : aucune ne parle le français. J’y ai veillé. Pas même l’anglais. Cela facilite les transports. Combien de filles sublimes m’ont saccagé les ardeurs d’un mot inopportun ! Mais le pire, oh ! oui, le pire, c’est « après ». Ce besoin de bavardage qui les prend, Seigneur ! Elles veulent justifier, expliquer, s’assurer de vous. Je fuyais, ou bien les chassais. Mais il est difficile de foutre à la porte une donzelle nue et surtout décoiffée par l’amour. Enfin, maintenant tout est bien. Sur ce, laissez-moi jouer les Ruy Blas en vous souhaitant bon appétit, messieurs.
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