CHAPITRE CHÂTEAUNEUF [17] Dédié au Pape.
La tour de contrôle-buvette de Sassédutrou joue Roses de Picardie , valse anglaise, quand on s’y pointe. Temps à autre, dominant le cassettophone, une voix étrange (et de mêlé-cass) venue d’ailleurs annonce quelque chose d’aéronautique qui ne trouble pas le préposé, un grand gaillard blond pâle, très long, vêtu d’un jean bleu, d’une chemise bleu plus foncé, d’une Rolex en acier et d’une pipe Dunhill à tuyau droit. Il écoute la zizique en regardant virevolter un cube de glace dans le verre de whisky auquel il imprime un mouvement rotatif identique à celui du cher Gulf Stream.
— Salut, Major ! lui lance Béru, t’es déjà en train d’bien faire, s’lon d’après ce que j’voye.
Le Major fait miroiter son verre au soleil.
— Early morning scotch , dit-il : pur malt, trente ans d’âge, vous allez voir.
Et tandis qu’il, je.
— Major, un petit zinc a décollé, ce matin, n’est-il pas ?
— Exact.
— S’agit-il d’un avion-taxi ?
— Non, c’est le Piper de Samuel Archipèze, un gros négociant en manioc de Sassédutrou. Il raffole du pilotage et fait le con au-dessus de la brousse tous les matins, avant d’aller à ses affaires.
Deux verres mordorés allument nos papilles et nos doigts. On se porte un toast muet.
— Ce matin, M. Archipèze n’a pas décollé seul ?
— Exact, un gars était là, arrivé à vélo, qui se disait journaliste et lui a demandé s’il accepterait de le prendre avec lui pour apprécier du ciel l’étendue de l’incendie.
Je déballe le portrait-robot.
— Lui ?
— Juste.
— Il y a combien de temps que le zinc a pris l’air ?
Le Major consulte sa montre.
— Deux petites heures.
— Il est fréquent que M. Archipèze fasse des promenades de cette durée ?
— Non.
— Il vous a contacté depuis son départ ?
— Non.
— Vous voulez bien essayer de prendre contact avec lui ?
Notre ami achève son verre, l’emplit de nouveau, manière de ne pas laisser perdre le glaçon encore bien constitué, et va à son poste émetteur.
Il cigogne le chbrouti de carence, puis dégauchit l’impétrant de coordination bivalvaire à articulation visuelle mince.
— Alpha Bêta appelle Kama Soutra ! il récite d’une voix davantage faite pour ordonner de charger aux Trois Lanciers du Bengale.
Mais il a beau s’escrimer la glotte, manipuler ses boutons et autres cliquets d’induction prosaïque : fume !
— Ça devait arriver un jour, affirme le Major, en renonçant.
— Qu’est-ce qui devait arriver ?
— Qu’il se fraise la gueule dans un baobab, à force de raser les frondaisons pour voir si les perroquets ont des dents.
— Son absence vous inquiète ?
— Ça n’est pas le mot qui convient, répond le Major, j’ai d’autres sujets d’inquiétude dans la vie que la santé de Samuel Archipèze, un idiot qui ne boit que de l’anisette, cette infecte eau dentifrice. Mais, enfin, je pense qu’il va être temps de donner l’alerte.
— Et ça donnera quoi ?
— On nous dépêchera un hélicoptère pour quadriller la région et repérer.
— Le Canadair ne peut s’en charger ?
— Il a d’autres chats à fouetter.
Le Major renouvelle nos godets.
— Il a de l’allure, hein ? admire Béru devant l’harmonie de son geste verseur, tu croirais qu’il joue le gazier au gros pif dans Cinzano de Bergerac…
Un silence à peine troublé par ce bruit harmonieux, quasi cristallin, des glaçons lâchant prise contre les parois des verres.
— Écoutez, Major, j’ai dans l’idée, à propos de ce Piper, qu’il ne s’agit pas d’un accident, mais d’un détournement.
L’Anglais a un rire beau comme une échelle de plâtrier.
— Qui songerait à détourner cette cage à poules ?
— Un type ayant absolument besoin de quitter Sassédutrou dans les plus brefs délais.
Il joint ses sourcils blonds par-dessus ses yeux de lavande.
— Le gars du portrait robot ?
— C’est un tueur. Ajouter qu’il est dangereux constituerait un pléonasme. Depuis que nous sommes sur sa trace, il a refroidi cinq ou six personnes, il faudrait que je compte.
— En ce cas, il s’est peut-être bien passé ce que vous dites. Bon, mettons qu’il ait menacé le pilote, il se serait fait conduire où ?
— C’est ce que j’allais vous demander, ce Piper a une autonomie suffisante pour gagner Abidjan ?
Le Rosbif médite (si bien qu’à partir de tout de suite, ils sont deux à m’éditer) et grommelle :
— Just a moment !
Il va quérir un vieux registre déglingué dont il feuillette les dernières pages à rebrousse-poil. Puis il se met à faire des opérations sur des feuillets déjà écrits. Dans la tour de contrôle-buvette, la phonie se met à crachoter par instants et la même voix morne et sans « r » dit des trucs qu’elle doit être seule à comprendre (si tant est qu’une voix puisse comprendre). L’Anglais maugrée, vu qu’il paraît un tantinet moins fortiche en calcul qu’en whisky.
— Que cherchez-vous à établir, Major ? je ne puis m’empêcher de lui demander.
— Je calcule, en fonction des différents pleins de carburant effectués par Archipèze, où en était son réservoir au décollage, ce matin. Je ne pense pas qu’il ait eu pour plus d’une heure d’autonomie. Mettons une heure trente…
— Ce qui lui permettrait quoi, comme périple ?
— Je ne crois pas qu’il ait la possibilité de se poser à Abidjan, beaucoup trop juste avec son clou. D’ailleurs, sans plan de vol préalable, ça ferait tout un pataquès.
— Alors où ? Sassandra ?
— Possible… Just a moment !
Il va à sa phonie et bitougnaze le clapoteur médusé de basse extraction corollaire. Il jacte en termes économes.
— O.K., merci (il prononce meurci ).
— Non, pour Sassandra. Je vais tout de même essayer Abidjan.
Mais ce second appel est aussi infructueux que le premier.
— Alors, quoi, Major ?
— Alors s’il ne s’est pas planté, il a dû se poser sur une plage déserte.
Je fais claquer mes doigts, ce qui est toujours indiqué lorsqu’on tient à marquer que l’on est saisi d’une bonne idée, inchangeable contre un paquet d’Ariel ou que l’on vient de prendre une décision héroïque.
— Il me faut un avion illico, Major, voire un hélicoptère, ou même un hydravion, je ne suis pas sectaire.
Le brave Britinnoche se gratte le favori droit, là que lui pousse un énorme grain de beauté, façon verrue de cérémonie avec poil.
— Vous me demandez la lune !
— Seulement le moyen d’y aller.
— On ne peut que faire venir un avion-taxi d’Abidjan…
— Trop long : j’ai dit illico.
Ça le maussadise, cet homme, mon obstination ronchonne.
— Je veux bien essayer de me flanquer des plumes sur les bras et de vous emmener sur mon dos, mais le plus dur serait le décollage.
— Je savais que les Britanniques avaient de l’humour, riposté-je. Bon Dieu, tout à l’heure, vous m’avez dit que vous étiez sur le point de donner l’alerte, au sujet d’Archipèze, et qu’un hélico se pointerait. D’où viendrait-il, ce fer à repasser ?
— De Sassandra. Mais il appartient à la Gendarmerie, et vous pouvez toujours vous l’arrondir pour que ces braves pandores volants se mettent à votre disposition.
— Qui d’autre possède un avion à Sassédutrou ?
— Le Père Ladorure, un moine canadien qui a fondé un hôpital de brousse.
— Bon, alors il faut le contacter.
— Manque de bol, fait l’Anglais qui s’est familiarisé avec les subtilités de notre beau dialecte hexagonal, le Père Ladorure se trouve présentement à Rome, où il est allé faire la manche pour ses Noirpiots scrofuleux.
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