J’ai mon Pinuche en travers du cœur, et de la gorge, et de l’estom’. Pinaud, mon Pinaud !
Je m’arrache à mon siège.
— Merci, dis-je.
— Attendez, monsieur le commissaire, je vais vous faire un paquet de ses vêtements.
— Pas la peine.
Je hèle un vieux Noir à cheveux blancs qui passe devant la porte :
— Hep ! ça vous intéresse, ça ?
Il s’approche, considère les hardes que je lui désigne et amorce un sourire.
— Oh, oui, très chouette, M’sieur, t’es gentil.
Le gendarme a placé les papiers et menus objets dans une grosse enveloppe jaune ; et c’est lesté de ce mince et lugubre héritage que je reprends le chemin de l’hôtel.
* * *
La nouvelle réveille tout à fait Bérurier. Frais comme une fosse septique, il reste un moment au travers de sa couche vibrante de cloportes, les paupières pareilles à deux louches à potage renversées, le chapeau sur le front, le nez encombré de broussailles grumeleuses.
Il remue difficilement ses lèvres, comme on remue les pieds dans des bottes embouées. L’émotion le terrasse. Il devient blême sous la toile d’araignée violette posée sur sa face, telle une voilette.
Et alors, chose dantesque, chose atroce. Deux formidables larmes, semblables à celles que pleure le gros cierge d’une abbesse interprétant son con sert tôt d’après matines, la mâtine, roulent sur ce flamboyant visage glacé soudain par le chagrin.
Il ne les essuie pas.
Se lève en ahanant et va pisser par la fenêtre.
— Comme s’il aurait b’soin d’ se laver, murmure le Gros. Ça n’ lui arrivait presque quasiment jamais, et faut qu’il est venu en Afrique pour avoir un’ idée aussi tordue, c’ vieux glandu ! Tout ça sous prétexque qu’il avait bédolé dans ses nippes, comme si ça constituerait un cas de force motrice, bon Dieu d’bois !
Son jet personnel, impétueux, crépite sur la terrasse du « Grand Hôtel-Palace ». Il a la biroute glorieuse, au lever, l’Artiste, mais contrairement à la plupart des bonshommes chez qui l’érection matinale n’est guère utilisable, parce que résultant d’une simple pression momentanée de leur prostate sur leur urètre, chez lui, la bandaison est presque endémique et il faudrait pas mal d’acide bromhydrique pour atténuer cet état de gloire.
Donc, il pisse et pleure, et lamente tout à la fois, vidant sa peine et sa vessie avec une égale prodigalité, lorsque tout à coup, il cesse de licebroquer et de larmoyer.
Lance en main, il regarde.
Quoi, que regarde-t-il ? Il ne sait pas : l’eau. Le bassin qu’assombrissent le pin et le bouleau… dirait Victor.
Béru place un treizième pied à l’alexandrin par un pet implacable, brutal comme un coup de grâce.
— T’auras jamais vu ça ! promet-il.
Et de sa main qui ne tient pas sa queue, il me fait signe de partager avec lui le spectacle annoncé avec fracas.
Je vais.
Je vois.
Une cohorte, ou un cortège, voire une petite troupe ou tout ce que tu voudras, je m’en fous, s’avance vers l’hôtel, en provenance de la forêt consumée. Une bande de jeunes Noirs, qu’on appelait jadis négrillons, mais l’expression a vieilli et est devenue péjorative, s’avance, encadrant un Blanc et le criblant de quolibets. Le Blanc, je vais essayer. Mais il faut du talent. J’en possède, seulement il fatigue. Je me dépense sans compter, contrairement à certains de mes amis qui comptent sans dépenser (c’est toujours moi qui carme au restaurant).
Le Blanc, je te le dis tout de suite parce que c’est le principal, n’est autre que Pinaud.
Oui, mais quel Pinaud !
Pinaud nu, Pinaud cru, Pinaud cul !
Entièrement à poil. Le nez éclaté. Maigre qu’à côté de lui, un squelette d’amphithéâtre ressemble à un chanoine.
Il a les jambes noircies. Il marche en tenant ses deux mains en conque devant ses humbles génitoires. Ses cheveux ont disparu pour faire place à une sorte de casque rose. Et il clopine, le pauvre cher bougre. Te clopine. Tu dirais qu’il achève son Strasbourg-Paris en ne marchant plus qu’avec ses cors au pied. Pitoyable infiniment.
Mais vivant !
— C’est assez pas banal, hein, Gars ? soupire Bérurier en reprenant le cours de ses émictions. Vraiment, je regrette qu’on n’eusse pas un Kodak ; tout ça, c’est des choses qu’on n’a pas l’ droit d’ garder pour soye tout seul.
Le Détritus parvient à forcer son allure pour engouffrer le « Grand Hôtel-Palace », échappant enfin à la horde noire qui le moque.
Nous percevons son trotte-menuage dans l’honorable établissement. Je m’empresse de lui garder la porte ouverte, et il se jette à nous, comme d’autres à l’eau. Superbe élan, élan désespéré, farouche, issu de tous les ressorts affaissés de sa malheureuse personne. Ainsi procède le sauteur en hauteur à sa troisième et ultime tentative olympique.
S’abat sur le grabat de Béru. Haletant, lâchant enfin les pendeloques qui lui ont tenu lieu de testicules pendant tant de décades et qui ressemblent à ces deux petites pendeloques accrochées au cou des chèvres.
Comme il est en détresse, le chérubin génaire ! Amoindri encore, lui qui pourtant paraissait à bout de course de ce côté-là. Si détruit avec son pauvre nez en tomate écrasée, sa pauvre tête en os, dont les cheveux ont brûlé comme de la mauvaise broussaille d’automne, ses côtes si saillantes, ses yeux hagards, son fessier navrant, noirci par la fumée.
Il tremble, le bon biquet. Lui qui déjà sucre dans le civil. Un vrai pic pneumatique en action. On souhaiterait le bruitage, à tout prendre, cela rassurerait.
Bérurier est très bien, énergique, sobre (dans ses gestes). Il cueille une bouteille recelant un solide reliquat, la tend prestement à César en disant simplement :
— Allez, vite !
Et vitement, Pinuchet écluse le picrate subsistant.
Sa pomme d’Adam gambade dans le vilain sac en peau grise qui la contient mal.
La bouteille, aussi nue que lui, roule à son côté sur la couverture constellée de taches de : vin, merde, foutre, graisse, sang, rouge à lèvres.
— Ah ! mes chers vous deux, mes chers amis, si vous saviez ce qui m’est arrivé…
— Je crois le savoir, assuré-je.
Il secoue sa tête de neutre.
— Im-pos-sible, et je pèse mes mots.
— Je crois le savoir, pourtant, reprends-je avec force.
— Il te semble, mais ce qui m’est arrivé est inimaginable.
— Écoute, tendre rebut, écoute bien : ce matin, très tôt, tu as voulu te nettoyer mais, constatant qu’à cause de l’incendie l’hôtel se trouvait privé d’eau, tu es allé à la mer. Là, tu t’es débarrassé de tes épouvantables fringues merdiques et tu t’es baigné. À cet instant, le Canadair qui lutte contre le feu est venu emplir son réservoir. Il ne t’a pas vu et t’a ramassé, ce qui t’a fait éclater le pif.
— Oui, oui, comment tu peux, comment tu pus ?
— Ce n’est pas moi qui pue, c’est toi, inestimable artiste. Donc, te voici dans un réservoir plein d’eau, réussissant l’exploit rarissime de te noyer à douze cents mètres d’altitude. Heureusement, le trajet est de courte durée. Le Canadair a largué sa cargaison sur la brousse. Tu as chu comme une vieille poire blette sur les frondaisons en flammes. Et comme Dieu, dans sa souveraine bonté, épargne parfois les épaves, il a permis que tu ne te cassasses rien, que tu ne brûlasses pas, que tu pusses échapper à l’incendie qui, heureusement, périclite et que tu nous revinsses, contusionné, certes, tragique dans ta nudité dernière, mais inestimablement vivant.
Ayant dit, je l’embrasse. Il ne sent plus la merde, mais le brûlé.
— Crois-tu que j’aurai une chance de retrouver mes vêtements ? s’inquiète le parachutiste à eau de mer.
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