— Dites, il est siphonné, ce vieux, ou quoi ?
Il hausse les épaules :
— Le père Gauguin ? Non, pas particulièrement, mais il a ses crises parfois quand une gueule ne lui revient pas. C’est un ancien bagnard. Jadis il a été accusé d’avoir assassiné ses parents. Il a tiré plusieurs années à Cayenne, jusqu’au jour où son avocat a découvert un élément nouveau qui a permis la révision du procès, puis sa réhabilitation…
J’acquiesce. Tout s’explique. Ça et le reste. Les hommes ont toujours des motivations qui justifient leur comportement.
— Il y a un bon hôtel, dans le secteur ? demandé-je à mon terlocuteur.
— Il y a le Sphinx , au bout de la place.
Il nous détranche sans complaisance, le gros mec, comme s’il partageait d’instinct l’aversion du vieux peintre pour nos personnes.
La tentation me vient de le questionner pour en apprendre un bout sur le pays et ces fameux lieux « particuliers » que je subodore ; mais il se montre si hermétique, brusquement, et si proche de la franche hostilité que je renonce. Il doit bien y avoir d’autres personnes à Gagnoa susceptibles d’éclairer ma lanterne, non ?
Alors, viens ici qu’on se marre : nous nous esbignons à pas de laboureurs jusqu’à l’hôtel Sphinx ; mon idée est d’y retenir deux piaules manière de nous assurer un P.C., puis de partir en chasse.
Et juste comme nous atteignons ce coquet établissement, une Pigeot 504, en bon état, s’arrête devant l’hôtel. Elle est pilotée par un Blanc plus que blanc, puisqu’il est blond et rose. Chose pas solite dans ce pays, l’homme est en complet de ville mal coupé, dans les tons passe-partout. En plus, ce nœud porte un bitos de feutre gris à ruban noir. Mais là commence seulement ma surprise (en anglais my surprise ), car, à peine la chignole vient-elle de stopper, qu’un couple sort de l’hôtel.
Un couple de Blancs.
Elle, c’est Arabelle Stone, la gonzesse du train de Londres qui s’est fait alpaguer par des Soviets à Victoria Station. Lui, c’est un Russe, ou en tout cas un Slave (à grande eau), pas besoin d’être notaire, ni même grand clerc, pour piger ça au premier coup d’œil. Sa physionomie est déjà un début de passeport. Les yeux, la mâchoire, la coupe de cheveux, tout chez ce quidam est révélateur.
Le couple grimpe dans la 504, laquelle démarre sans plus attendre.
Le Mastar murmure :
— Est-qu’t’as vu c’qu’ j’ai vu, Mec ?
— Il me semble, le rassuré-je.
On demeure comme deux admirables nœuds, à regarder la fumaga bleutée de l’échappement. La guinde vire sur la droite (par rapport au détroit de Béring, mais disons sur la gauche, si on se réfère au cap Horn) et disparaît.
Alors là, pour une stupeur stupéfiante… Si je m’attendais… Etc. etc. (Tu ajoutes tes propres exclamations car je sais que chacun a ses habitudes.)
— Ça veut dire quoi-ce ? me demande Bérurier.
Je branle le chef, comme la première cuisinière venue.
— Que nous sommes sur la bonne piste, Gros. Ce pays est au cœur d’un micmac pas charançonné.
* * *
Le Sphinx , contrairement au « Grand Hôtel-Palace » de Sassédutrou, est un établissement agréable, construit en carré, avec un vaste patio en son milieu. Pas d’étages. C’est le style motel. Chaque chambre donne sur le patio où glougloute un bassin et où poussent gaillardement des plantes qui, à Paris, valent un prix fou chez Lachaume, alors qu’ici tu les as à l’œil, mais bien entendu, faut payer le voyage.
L’hôtel est tenu, soutenu, entretenu par une grosse dame qui ressemble à l’ex-reine Juliéna des Pays — (qui volent) Bas, celle qui a refilé son vélo de cérémonie à sa grande fifille. Dodue, avenante, l’œil pardonneur, le sourire pour cartes postales, elle est accompagnée de son Bernard de Lippe, en l’occurrence un petit bonhomme du genre crevard à nez poreux qui ne touche pas des pots-de-vin mais les boit.
Cette exquise personne nous reçoit avec une infinie courtoisie. On lui raconte un chouette vanne pour expliquer notre absence de bagages, comme quoi nous avons été obligés de nous poser ici alors que nous nous rendions à Cakaocho, biscotte une avarie survenue à notre zavion, coupable d’avoir flanché de la durite intercostale double, et qu’il nous va faudre (comme dit Bérurier) attendre la pièce de rechange commandée au grand bazar d’Abidjan ; tout bien.
Elle s’en ravit, nous décerne les turnes 7 et 8, nous y escorte, célébrant chemin faisant les charmes de son hôtel. Moi, tu me connais ? Secco, je la branche sur ses clilles du moment. Non, elle n’a pas grand trèpe : quelques exportateurs venus de la capitale, et puis deux Russes et une Française arrivés du matin : des diplomates en poste qui se donnent un peu d’air. Le couple occupe la chambre 9 qui est à deux lits, et leur ami, la 10. Manière de tout vérifier, je m’informe que si des fois elle n’aurait pas hébergé, du temps qu’elle y était, notre brave tueur, lui faisant de l’homme une description impec, car le portrait robot annonce par trop notre couleur et il est préférable de s’abstenir. Mais non, elle n’a personne vu, dit-elle.
Les deux piaules sont contiguës mais pas communicantes. Sobres et de bon ton. Pas grandes, fonctionnelles, proprettes. L’une dans les tons paille, l’autre dans les bleu branlette.
J’en fais compliment à la rombiasse. Elle rosit.
— Apportez-nous donc une bouteille de champagne, qu’on trinque, proposé-je.
Elle trémousse, l’œil tout de suite allumé, avec du flottement dans le Zuyderzee. Les dames sur le retour, crois-moi, une œillade de velours les détrempe.
La voilà qui se radine, après s’être filé un coup de peigne en trombe et passé un peu de rouge dégueulis sur les lèvres. Sa poitrine batave se dresse comme le double canon d’une mitrailleuse anti-avions.
Je lui propose la chaise unique, me contentant du lit. Sur mes instances, le Gravos va perquisitionner au 10 et au 9 pendant que je lutinerai la taulière.
Il serait mieux que les rôles fussent inversés, mais c’est moi qui ai le ticket excitateur, et donc le choix est fait par la dame.
Tout en l’abreuvant d’un champagne servi à la même température que l’eau de ton bain, je l’ensorcelle de l’œil et de l’inflexion. Et depuis combien de temps demeure-t-elle en Côte-d’Ivoire ? Vingt ans déjà ! À la suite de quoi ? Elle était dans un bordel français d’Abidjan ! Elle suçait la coloniale ! Chère vaillante ! Ensuite, le bas de soie avant rempli le bas de laine, elle est venue ici avec Jérôme pour y installer un hôtel ? La belle idée ! Jérôme est un con ? Oui, cela se pressent. Il ne baise plus ? On l’admet sans mal. Alcoolique ? Bien sûr : l’Afrique, pour les Européens, hein ?… Elle s’est attachée à ce fascinant pays ? Comme on la comprend !
Je place ma bottine secrète.
A-t-elle des relations à Gagnoa ? Pas beaucoup. Un pasteur hollandais et sa femme, quelques fonctionnaires français, un restaurateur italien, un boutiquier chinois, deux exportateurs arméniens, un banquier juif… Mais les gens ne l’intéressent pas. Elle, c’est l’ambiance.
Ici, la vie finit par être envoûtante. Martha va parfois chasser le singe dans la forêt. Ou bien cueillir des noix de coco dans son jardin à la campagne.
Elle trémousse son gros cul immatriculé NL, la mère. Joyce en plein de l’intérêt que je lui porte. Tant qu’elle m’en devient émouvante, ma Néerlandoche, y a pas de sot coït, les gars. Chacun a droit au panard, en tous lieux, à tout âge.
Now , c’est pas le tout ; faut aller de l’avant. Et qu’à force de toujours y aller, on finit par passer, je sens bien. On se trouve à l’autre extrémité, là qu’aucun garde-fou ne peut plus stopper ton élan vers l’abîme. Oui, oui, je sens bien. Je vois bien. Je sais bien. Tout pigé, tout compris, tout admis. Quand on y songe, y avait qu’à pas, quoi ! Mais y a eu ! Merde ! Et quand t’as pris totalement conscience, mon zami, tu arrives à te demander si ça vaut vraiment le coup de finir. Tout est fini en commençant. Rien n’existe qu’un moment d’illuse. La Terre aussi est en train de finir, tu le sais bien. Donc, pour ce qui est de l’immortalité tu repasseras. Cette oiseuserie à l’œil, pour causer, apprendre à mieux se taire ; voilà, maintenant je la ferme hermétique. Je te raconte une histoire. Que branler d’autre ?
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