Quand elle eut le courage de les rouvrir — il ne s’était écoulé que quelques secondes — le pont était vide. Mais, entre les parois luisantes du quai, glissait la masse sombre d’une péniche. Et là, dans les replis d’une montagne de charbon, brisé comme un oiseau mort, le corps nu de la femme passait sous les yeux de la jeune fille.
— Il n’aura pas tout perdu, pensa la jeune fille, il a gardé le manteau.
Puis, pour la seconde fois, elle reconnut l’auréole d’or autour du visage si blanc.
— Maman, murmura-t-elle.
Elle laissa tomber l’archet et le violon, ouvrit grand la fenêtre et hurla dans la nuit.
On se les gèle à moins douze, et pourtant Belleville bouillonne comme le chaudron du diable. À croire que toute la flicaille de Paris monte à l’assaut. Il en grimpe de la place Voltaire, il en tombe de la place Gambetta, ils rappliquent de la Nation et de la Goutte d’Or. Ça sirène, ça gyrophare et ça stridule à tout va. La nuit a des éblouissements. Belleville palpite. Mais Julius le Chien s’en fout. Dans la demi-obscurité propice aux régals canins, Julius le Chien lèche une plaque de verglas en forme d’Afrique. Sa langue pendante y a trouvé du délicieux. La ville est l’aliment préféré des chiens.
On dirait que, dans cette nuit coupante, Belleville règle tous les comptes de son histoire avec la Loi. Les matraques pourfendent les impasses. Rades et fourgons jouent les vases communiquants. C’est la valse du dealer, c’est la course à l’Arabe, c’est le grand méchoui de la flicaille à moustaches.
À part ça, le quartier reste le même, c’est-à-dire toujours changeant. Ça devient propre, ça devient lisse, ça devient cher. Les immeubles épargnés du vieux Belleville font figure de chicots dans un dentier hollywoodien. Belleville devient.
* * *
Il se trouve que moi, Benjamin Malaussène, je connais le grand ordonnateur de ce devenir Bellevillois. Il est architecte. Il s’appelle Ponthard-Delmaire. Il perche dans une maison toute de verre et de bois, enfouie dans la verdure, rue de la Mare, là-haut. Un coin de paradis pour les ateliers du bon Dieu, normal. C’est un archicélèbre, Ponthard-Delmaire. On lui doit, entre autres, la reconstruction de Brest (architecturalement parlant, le Berlin-Est français). Il va bientôt publier dans ma boîte (aux Éditions du Talion) un gros ouvrage sur ses projets parisiens : le genre mégalo-book, papier glacé, photos couleurs, plan dépliable et tout. Opération prestige. Avec de belles phrases d’architectes : de celles qui s’envolent en abstractions lyriques pour retomber en parpaings de béton. C’est parce que la Reine Zabo m’a envoyé chercher son manuscrit que j’ai eu les honneurs de Ponthard-Delmaire, le fossoyeur de Belleville.
— Pourquoi moi, Majesté ?
— Parce que s’il y a quelque chose qui merde dans la publication de son livre, Malaussène, c’est vous qui vous ferez engueuler. Autant que Ponthard connaisse tout de suite votre jolie tête de bouc.
Ponthard-Delmaire est un gros mec qui, pour une fois, ne se déplace pas « avec une étonnante souplesse pour sa corpulence ». Un gros qui se déplace comme un gros ; pesamment. Qui se déplace peu, d’ailleurs. Après m’avoir filé son bouquin, il ne s’est pas levé pour me raccompagner. Il m’a juste dit :
— J’espère pour vous qu’il n’y aura pas de problème.
Et il ne m’a pas lâché des yeux, jusqu’à ce que le larbin au gilet d’abeille eût refermé sur moi la porte de son bureau.
* * *
— Tu viens, Julius ?
On croit qu’on emmène son chien pisser midi et soir. Grave erreur : ce sont les chiens qui nous invitent deux fois par jour à la méditation.
Julius s’arrache à son Afrique verglacée, et nous continuons notre balade, direction Koutoubia, le restaurant de mon pote Hadouch et de son père Amar. Belleville peut bien se convulser autour de ses tripes, rien ne modifiera la trajectoire du penseur et de son clébard. Pour l’heure, le penseur évoque la femme qu’il aime. « Julie, ma Corrençon, où es-tu ? Tu me manques, bordel, si tu savais comme ! » Il y a tout juste un an de ça, Julie (qu’à l’époque j’appelais Julia) faisait une entrée discrète dans ma vie. Femme nomade, elle me demanda si j’acceptais d’être son porte-avions. « Pose-toi, ma belle, et décolle aussi souvent que tu le veux, moi, désormais, je navigue dans tes eaux. » J’ai répondu quelque chose dans ce genre. (Ouh, là ! que c’était beau…) Depuis, je passe ma vie à l’attendre. Les journalistes de génie ne vous baisent qu’entre deux articles, voilà l’inconvénient. Et si elle grattait dans un quotidien, au moins… mais non, c’est dans un mensuel que ma Corrençon s’exprime. Et elle n’y publie que tous les trois mois. Oui, l’amour trimestriel, voilà mon lot. « Pourquoi t’occupes-tu de ces vieux camés, Julie ? Parce qu’un aïeul qui se défonce c’est le scoop de l’année ? » Je devrais avoir honte de me poser cette question, mais je n’en ai pas le temps. Une main, jaillie de la nuit, me chope par le col et m’arrache. Je décolle et j’atterris.
— Salut, Ben.
Le couloir est obscur, mais je reconnais le sourire : tout blanc, avec un trou noir entre les deux incisives. Si une loupiote s’allumait, les cheveux seraient bouclés roux au-dessus d’un œil fauve. Simon le Kabyle. Je reconnais aussi son haleine mentholée.
— Salut, Simon, depuis quand tu m’alpagues comme un flic ?
— Depuis que la poulaille nous empêche de monter dans la rue.
Cette autre voix aussi, je la reconnais. Une voix souple qui fait un pas en avant, et la nuit prend corps autour de Mo le Mossi, l’ombre immense du Kabyle.
— Qu’est-ce qui se passe, les gars ? On a encore égorgé une vieille ?
— Non, cette fois, c’est une vieille qui a farci un flic.
Cannelle et menthe verte, Mo le Mossi et Simon le Kabyle font la paire la plus efficace de la Roquette aux Buttes Chaumont en matière de loteries clandestines. Ce sont les lieutenants de mon pote Hadouch, fils d’Amar, et condisciple à moi au lycée Voltaire. (À ma connaissance, le seul khâgneux à avoir choisi la section bonneteau.)
— Un flic tué par une vieille ?
(Ce qu’il y a d’agréable, avec Belleville, c’est la surprise.)
— Le Petit ne t’a pas dit ? Il était là avec ton chien. Ça s’est passé au croisement Timbaud. Hadouch et moi on a tout vu du trottoir d’en face.
Murmures glacés, couloir pisseux, mais grand sourire de Simon.
— Une vieille bien de chez vous, Ben : cabas, charentaises et tout. Elle l’a rectifié au P.38. Je te le jure sur ma propre mère.
(Alors, c’est donc vrai que les fées transforment les mecs en fleurs ? Putain de vieille salope : sortir la mort violente sous les lunettes roses de mon Petit…)
— Ben, Hadouch te demande un service.
Simon ouvre nos blousons respectifs et une enveloppe kraft passe discrètement de sa chaleur à la mienne.
— C’est des photos du flic dessoudé, Ben. Quand tu les verras, tu comprendras que Hadouch ne peut pas garder ça chez lui en ce moment. Chez toi, au moins, il n’y aura pas de perquisition.
* * *
— Tu viens, Julius ?
La nuit est de plus en plus aiguisée.
— Tu viens, oui ?
Cataclop, cataclop, il s’amène. Il pue tellement, ce chien, que son odeur refuse de le suivre : elle le précède.
— On coupe par Spinoza ou on fait le tour par la Roquette ? « Pourquoi n’es-tu pas là, Julie ? Pourquoi dois-je me contenter de Julius, et de Belleville ? » « Dans le journalisme tel que je le conçois, Benjamin, les raisons d’écrire sont mes seules raisons de vivre. »
Читать дальше