Les yeux de Pastor s’étaient creusés. Ils étaient très loin de son sourire.
— Régime sec. Compris ?
Il semblait fatigué, soudain.
— C’est vous la Loi, bougonna le marinier qui venait de perdre d’un coup son carburant et le sujet de conversation de toute une vie.
— Vous êtes gentil, dit Pastor avec lenteur.
Il ajouta :
— D’ailleurs, les belles filles ne tombent pas du ciel.
— C’est rare, convint le marinier.
— Ça n’arrive jamais, dit Pastor.
* * *
La première personne que Pastor vit dans l’estafette, ce fut l’agent en uniforme. Il se tenait recroquevillé à une extrémité de la banquette, un calepin vierge ouvert sur ses genoux serrés, aussi loin que possible de la jeune fille au violon. La jeune fille était très brune, très pâle, et terriblement adolescente. Elle était toute vêtue de noir, ses mains coupées à la première phalange par des mitaines de résille. « Je porte le deuil du monde, n’espérez pas me faire sourire », voilà ce que voulait signifier ce déguisement de veuve sicilienne. Le petit flic en uniforme accueillit Pastor avec le regard du chien qu’on va peut-être détacher. Pastor tendit la main à la jeune fille :
— C’est fini, mademoiselle, je vous raccompagne chez vous.
* * *
Dans la voiture de service, assise à côté de Pastor qui conduisait avec douceur, la jeune fille se mit à parler. Elle évoqua d’abord le visage d’une Vietnamienne très âgée, qui l’avait bouleversée, à la télévision, aux actualités de vingt heures. « Pouôtédger ? » demandait la vieille dame, « et on sentait toute la menace du monde peser sur ses épaules », précisa la jeune fille au violon. Pastor conduisait en silence. Sans gyrophare. Sans sirène. Lui dans son chandail, la jeune fille dans ses pensées, on aurait pu croire le frère et la sœur. La jeune fille se sentait en confiance. Elle redit une nouvelle fois ce qu’elle avait vu par sa fenêtre. Elle raconta, dans le moindre détail : le rugissement de l’auto, la femme nue dans l’espace…
Mais, selon elle, le plus grave était qu’elle avait cru reconnaître sa mère dans le corps qui glissait « sur son catafalque de charbon ». Apparemment, le fait que la maman en question dormît tranquillement dans sa chambre à ce moment-là n’y changeait rien.
— C’est absolument comme si j’avais tué maman, monsieur l’inspecteur ! J’ai essayé d’expliquer cela à votre collègue en uniforme, il n’a pas voulu me comprendre.
En effet. Pastor essaya d’imaginer la tête du jeune flic et faillit griller un feu rouge.
* * *
Après avoir déposé la jeune fille chez elle, Pastor retrouva la Maison en éruption : couloir bondés d’Arabes assis par terre ou serrés sur des bancs, claquements de porte, coups de gueule, sonneries de téléphone, rafales de machines à écrire, va-et-vient de dossiers à grandes enjambées de flics furibards… Hommage du commissaire divisionnaire Cercaire à l’inspecteur Vanini, tombé cette nuit, victime de la ville. Deuil flamboyant du divisionnaire Cercaire. Cellules et fichiers se remplissaient.
Pastor se réfugia dans l’ascenseur en bénissant le ciel de ne pas être un homme de Cercaire, mais un flic du divisionnaire Coudrier. Le divisionnaire Coudrier traitait discrètement les affaires, dans la pénombre d’un bureau confortable. Le divisionnaire Coudrier vous offrait le café dans des tasses empire, frappées de l’impériale majuscule « N ». Le divisionnaire Coudrier se montrait peu. Il n’était pas un flic de terrain. Si Pastor venait à se faire tuer dans la rue, Coudrier aurait le deuil sobre. Peut-être priverait-il son café de sucre, pendant quelques jours.
* * *
Quand Pastor ouvrit la porte de son propre bureau, ce fut pour y découvrir une minuscule Vietnamienne, montée sur socques de bois, et occupée à avaler un plein verre à dent d’une matière blanchâtre avec un rictus cyanuré.
Pastor referma la porte du bureau sans s’émouvoir.
— Tu te suicides, Thian ? Je me suis pourtant laissé dire que tu avais fait un tabac, à la télé, ce soir.
Tête renversée, la Vietnamienne leva une main qui exigeait le silence. Le bureau était un bureau de flic à petit budget. Deux tables, deux machines à écrire, un téléphone et des fichiers métalliques. Pastor y avait installé un lit de camp. Il dormait là, quand il n’avait pas la force de rentrer chez lui. Pastor était un héritier du boulevard Maillot. Une grande maison, au bord du Bois. Une grande maison vide. Depuis la mort du Conseiller et de Gabrielle, Pastor dormait au bureau.
Quand elle eut reposé le verre et qu’elle se fut essuyé les lèvres du revers de la main, la Vietnamienne dit :
— Ne me cherche pas, gamin ; ce soir, je hais la jeunesse.
Elle n’avait plus le moindre accent de sa lointaine Plaine des Joncs. Elle avait la voix de Gabin : quelque chose comme un roulement de galets, scandé par les intonations irréfutables du douzième arrondissement.
— C’est la mort de Vanini qui te met dans un état pareil ? demanda Pastor.
D’un geste las, la Vietnamienne retira sa perruque de cheveux lisses, ce qui fit jaillir sur toute la surface de son vieux crâne une brosse grise et clairsemée, mais raide comme la fureur.
— Vanini était un petit con qui a dû pousser son pion trop loin, dit-elle, il s’est mangé une bastos, paix à son âme. C’est pas de ça qu’il s’agit, gamin, aide-moi, tu veux ?
La Vietnamienne présenta son dos à Pastor qui dégrafa la robe thaï, et, d’un coup de glissière, fendit la soie jusqu’à la naissance des fesses. La forme humaine qui enjamba la robe était entièrement masculine et thermolactyle. Pastor cessa de respirer.
— Qu’est-ce que tu utilises, comme parfum ?
— « Mille Fleurs d’Asie », tu aimes ?
Pastor expira comme on se purge.
— Incroyable que Cercaire ne t’ait pas reconnu !
— Même moi je ne me reconnaîtrais pas, gronda l’inspecteur Van Thian en dégageant l’arme de service dissimulée dans le creux de ses maigres cuisses.
Il ajouta :
— Ma parole, gamin, c’est comme si j’étais devenu ma propre veuve.
Dépouillé des attributs de la veuve Hô (il poussait le scrupule jusqu’à porter deux seins de latex, plats comme des steaks attendris au hachoir) l’inspecteur Van Thian était un flic maigre, vieux, et chroniquement déprimé. Il ouvrit une rose boîte de Tranxène, propulsa deux gélules au creux de sa main, et les fit passer à l’aide du verre de bourbon que Pastor lui tendait.
— Tous mes ulcères se sont réveillés d’un coup.
L’inspecteur Van Thian tomba assis sur une chaise, en face de son jeune collègue Pastor. Pastor récupéra le verre, le remplit d’eau, y jeta deux cachets d’aspirine effervescente, le posa au milieu du bureau, et s’assit à son tour. Les deux hommes, le menton sur leurs doigts croisés, contemplèrent en silence la valse pétillante. Quand le vieux Thian se fut envoyé l’aspirine, il dit :
— J’ai bien cru que j’en coinçais deux, ce soir.
— Deux gosses ? demanda Pastor.
— Si on veut. Simon le Kabyle et Mo le Mossi. Ils font le bonneteau pour le compte de Hadouch Ben Tayeb. Ils doivent pas totaliser plus de quarante berges à eux deux. Par rapport à moi, c’est des mômes, mais par rapport à la vie, ils ont roulé leur caisse, crois-moi.
Pastor aimait ces heures de la nuit où l’inspecteur Van Thian descendait des hauteurs de Belleville pour venir taper ses rapports à la Maison. Pour une raison que Pastor ne s’expliquait pas, la présence du vieux Thian lui rappelait celle du Conseiller. Peut-être parce que Thian lui racontait des histoires (les tribulations de la veuve Hô) tout comme le Conseiller, quand Pastor était enfant. Ou l’âge, tout simplement… l’approche du grand âge.
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