Daniel Pennac - La fée carabine

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« Si les vieilles dames se mettent à buter les jeunots, si les doyens du troisième âge se shootent comme des collégiens, si les commissaires divisionnaires enseignent le vol à la tire à leurs petits-enfants, et si on prétend que tout ça c'est ma faute, moi, je pose la question : où va-t-on ? »
Ainsi s'interroge Benjamin Malaussène, bouc émissaire professionnel, payé pour endosser nos erreurs à tous, frère de famille élevant les innombrables enfants de sa mère, cœur extensible abritant chez lui les vieillards les plus drogués de la capitale, amant fidèle, ami infaillible, maître affectueux d'un chien épileptique, Benjamin Malaussène, l'innocence même (« l'innocence m'aime ») et pourtant… pourtant, le coupable idéal pour tous les flics de la capitale.

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— Je peux faire quelque chose pour toi, Thian ?

Les drains profondément fichés dans son corps, Thian ressemblait à un saint Sébastien qui aurait passé sa longue vie au poteau. Pastor ne lisait rien d’autre dans ses yeux que la satisfaction d’avoir enfin atteint la limite d’âge. Il se leva et fut surpris d’entendre encore une fois la voix du vieil inspecteur quand il eut atteint la porte.

— Gamin ?

— Thian ?

— Tout de même, oui, j’aimerais bien voir encore une fois cette fille : Thérèse Malaussène.

La voix de Thian sifflait. Pastor fit oui de la tête, referma la porte sur lui, parcourut un couloir d’éther et descendit le perron au bas duquel le divisionnaire Cercaire l’attendait, au volant de sa Jaguar personnelle.

— Alors ?

— Pas brillant, fit Pastor.

L’objet de collection démarra dans un souffle, glissa le long du boulevard de l’Hôpital en direction de la Bastille. Ce ne fut qu’après avoir franchi le pont d’Austerlitz que Pastor consentit enfin à troubler le beau silence du moteur.

— J’ai un nouveau petit cadeau pour vous, dit-il.

Cercaire lui jeta un bref coup d’œil. Depuis la veille, il avait appris à ne pas anticiper les révélations de son nouvel associé. Pastor eut un rire bref. Puis, il se tut.

Cercaire attendait maintenant au feu rouge qui ferme le goulet de la Roquette.

— Le tueur de vieilles habitait chez Malaussène, déclara Pastor.

Le feu passa au vert, mais Cercaire ne démarra pas. Sous l’effet de la surprise, le moteur, pourtant flegmatique, avait calé. Derrière, les klaxons s’exprimèrent. Cercaire se mit à torturer son démarreur sous l’œil amusé de son voisin.

— Je vois que vous mesurez tout le parti qu’on peut tirer de la chose, dit Pastor.

La Jaguar fit un bond en avant, laissant les klaxons sur place.

— Nom de Dieu, dit Cercaire, tu es sûr de ça ?

Il savait qu’avec un type comme Pastor, il serait désormais réduit à poser des questions inutiles.

— Thian vient de me l’apprendre. Malaussène abritait ce tueur chez lui, et il loge trois autres vieux camés.

Pastor souriait. Cercaire n’en revenait pas d’avoir pu un jour juger ce sourire angélique. Il était partagé entre une admiration de potache, lui, le puissant Cercaire, comme s’il eût été assis à côté du Grand Sage, et une haine profonde, nourrie de peur. Il y avait quelque danger à s’associer à une pareille cervelle… Place Voltaire, Pastor eut un nouveau gloussement.

— Incroyable, la Corrençon et les vieux drogués sous son toit, il travaille pour nous, ce Malaussène !

Un temps :

— Et plutôt mieux que vous, Cercaire, non ?

(« Je te tuerai un jour, petit con. Il faudra bien qu’un jour tu fasses une erreur. Alors, je te tuerai. ») La violence de cette pensée coupa le souffle de Cercaire, puis elle se dilua en une merveilleuse sensation d’apaisement. Cercaire sourit à Pastor.

— Ça va, ta main ?

— Ça tire.

Ils fonçaient maintenant vers le portail du Père Lachaise. La Jaguar prit sur les chapeaux de roues le virage où quelques semaines plus tôt s’était envolé le manteau de Julie Corrençon. Une femme sans âge, à sa fenêtre, frappa de son index un front festonné de bigoudis. Peut-être, celle que Thian a cuisinée, se dit Pastor.

— Et Van Thian, qu’est-ce qu’il sait, au juste ? demanda soudain Cercaire.

— Quelques détails, des bribes, répondit Pastor.

Il ajouta :

— De toute façon, il ne passera pas la nuit.

Froid comme une lame, oui, pensa Cercaire. Je te tuerai avec plaisir, mon gars. Le moment venu, je ne te raterai pas.

Place Gambetta, la Jaguar trouva la rue des Pyrénées qu’elle gravit en trombe pour plonger à angle droit rue de la Mare et se couler dans une place libre, juste devant chez l’architecte Ponthard-Delmaire.

* * *

Il fallait retrouver Risson. À midi, j’ai envoyé la famille bouffer à droite et à gauche, les uns chez Saf-Saf, les autres aux Lumières de Belleville, et moi chez Amar. Mission : ne poser aucune question ; se contenter d’écouter Belleville. Pourquoi Belleville, d’ailleurs ? Pourquoi un personnage aussi distingué que Risson s’amuserait-il à fuguer dans mon Sud à moi ? Parce qu’on est censé y trouver de la dope ? Je vois mal mon vieux Risson faire la tournée des revendeurs d’ici pour les taper d’une dose. Et pourtant, pourtant, c’est bien l’idée qui me travaille. Il n’y a pas trente-six raisons de fuguer pour un ancien camé. À moins que Risson, par nostalgie, ne se soit laissé enfermer vivant dans une bonne grosse librairie, « la Terrasse de Gutenberg », par exemple, et qu’il y ait passé sa nuit à bouquiner. Faudra bien qu’il se ressource un jour où l’autre, non ? Sa culture romanesque n’est pas inépuisable. Il est peut-être en train de se farcir ce dernier bouquin dont on cause, Le parfum, de Süskind, pour le raconter ce soir aux enfants ? Arrête de déconner, Benjamin, arrête. Et s’il avait une copine, Risson ? Cette Vietnamienne-berceuse, par exemple ? J’ai eu comme l’impression qu’elle ne le laissait pas indifférent. Risson et la Vietnamienne… Benjamin, je t’ai dit d’arrêter, alors, arrête, tu veux ? Bon, je me suis obéi, j’ai arrêté. J’ai écouté. Et j’ai entendu qu’on avait buté la Vietnamienne, cette nuit. Ça m’a foutu un coup. Chagrin égoïste d’ailleurs, parce que ma première pensée a été qu’on ne retrouverait pas de sitôt quelqu’un capable de réduire Verdun au silence. Et puis, j’ai appris que la Vietnamienne était un Vietnamien (ce qui ne m’étonne pas de la part de Belleville) et que ce Vietnamien, flic, de surcroît, avait refroidi deux mecs quelques heures plus tôt, des méchants authentiques qui avaient défouraillé les premiers. Parait même qu’il en a descendu un en plein vol. C’est Jérémy qui a récolté tous les détails, comme quoi touché à l’épaule, le Vietnamien aurait fait sauter son pétard de sa main droite à sa main gauche pour assaisonner le tueur volant comme au ball-trap. Éperdu d’admiration, le Jérémy ! Et dire qu’il y a quelques jours ce flingueur gazouillait avec Verdun dans ses bras et se faisait planifier par ma Thérèse… tout à coup, m’est venue une idée marrante : supposons que Risson en ait effectivement pincé pour ce qu’il croyait être une authentique « miss Sud-Est Asiatique », qu’il se soit pointé tout transi chez elle et qu’au moment crucial il ait découvert que sa super-chérie était une supercherie… Il est assez romantique pour lui faire la peau, Risson. (Benjamin, pour la dernière fois, arrête !) Total, rien du tout. Aucune nouvelle de Risson. On est rentrés tête basse à la maison. Verdun dormait. Julia aussi. Mais pas le téléphone.

— Allô, Malaussène ? Vous n’avez pas oublié votre rendez-vous, j’espère ?

— Est-ce que je peux vous injurier. Majesté ?

— Si ça doit vous mettre en condition, ne vous gênez pas.

Elle est comme ça, la Reine Zabo. J’ai seulement dit :

— Non, je ne l’ai pas oublié, votre Ponthard-Delmaire ; j’y vais de ce pas.

* * *

— Vous avez tué ma fille.

Pastor soutenait un genre de regard qu’il connaissait bien. Ce gros Ponthard-Delmaire, qui faisait pousser les maisons sur la terre entière n’était pas seulement un architecte. Ce n’était pas non plus un père éploré — et il ne souhaitait même pas le paraître. Avant tout, ce gros type assis derrière cet immense bureau de chêne auquel il avait bizarrement donné la forme enveloppante d’une matrice, ce gros type était un tueur.

— Vous l’avez tuée, répéta Ponthard-Delmaire.

— Possible, mais vous, vous m’avez raté.

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