— Nous sommes des enfants, monsieur Malaussène, vous et moi… de tout petits enfants…
Dernier temps de réflexion. Ultime échauffement du champion avant de jaillir sur le ring.
— Quand un homme se fait abattre en présentant son dernier roman à un public innombrable, la moindre des choses est de lire le roman en question. C’est ce que j’ai fait, monsieur Malaussène. J’ai lu Le Seigneur des monnaies, et j’ai tout compris.
Moi aussi, hélas ! je crois que je commence à comprendre… C’est un fameux incendie qui couve dans les sous-entendus de mon colosse. On s’anime ferme dans sa chambre de chauffe. Les dernières pelletées d’enthousiasme font grimper la pression le long de ses nerfs. Ça fait bouillir le chaudron de son cœur. Ses muscles se nouent, ses poings se ferment, ses joues prennent une teinte de tôle surcuite, et soudain je reconnais son costume, c’est le costume de J.L.B., celui-là même que je portais au Palais Omnisports, cinq ou six pointures au-dessus, et sa coiffure est celle de J.L.B., cheveux taillés, profilés et collés sur sa tête comme un gigantesque Concorde à la pointe conquérante ! Et je sais ce qu’il va me dire, et il me le dit : il fait donner les trompettes de la relève, il est le nouveau J.L.B., il a tout pigé des recettes de l’ancien, et il se promet de les appliquer jusqu’à faire exploser le jackpot du marché littéraire international, c’est comme ça et pas autrement, il prône le réalisme libéral, il conchie « le subjectivisme nombrilaire de notre littérature hexagonale » (sic), il milite pour un roman coté en Bourse et rien ne pourra l’arrêter, car « vouloir, monsieur Malaussène, c’est vouloir ce qu’on veut ! ».
Dit-il en abattant son énorme poing sur le téléphone qui vient de sonner.
Assis dans un fauteuil, lui-même posé sur votre bureau, vous pouvez endiguer les vagues de chagrin qui déferlent sur un auteur refusé, c’est faisable, je l’ai fait. Mais l’ouragan où tourbillonne l’écrivain convaincu de son imminente fortune… planquez-vous ! Aucune force au monde ne peut empêcher l’explosion d’un barrage sous la pression des illusions — qui sont nos seules nécessités. Ne vous dressez pas contre ce torrent-là, restez assis, soyez sage, gardez vos forces… laissez revenir les temps de la consolation.
Ce que j’ai fait.
J’ai laissé mon géant hurler à tue-tête les commandements du réalisme libéral. « Une seule qualité : entreprendre ! Un seul défaut : ne pas tout réussir ! » Honte sur ma tête, il connaissait par cœur les interviouves de J.L.B. : « J’ai perdu quelques batailles, monsieur Malaussène, mais j’en ai toujours tiré les enseignements qui mènent à la victoire finale ! »
À chaque réplique sautait un bouton de son gilet, trop strict pour une si grande jubilation.
— Écrire, c’est compter, monsieur Malaussène, avec un p comme pognon !
Il avait arraché du mur le portrait de Talleyrand-Périgord (grosse fortune immobilière), lui avait roulé le patin du siècle, puis, le tenant à bout de bras :
— Mon cher prince, nous allons faire une immense, immense, immense… fortune !
Ses plumes de Concorde se dressaient sur sa tête et les pans de sa chemise vivaient leur vie.
— Les gens qui ne lisent pas ne lisent qu’un seul auteur, monsieur Malaussène, et cet auteur, ce sera moi !
Il pleurait de joie. Il était redevenu le sanglier dépenaillé des origines.
Et moi…
Sur mon trône…
Comme un roi honteux…
J’assistais à ce naufrage qui se prenait pour une ascension.
— Háizimen yè ān, nànman shuì. (Bonne nuit, les enfants, dormez bien.)
— Mànman shuìba, Benjamin. (Toi aussi, Benjamin.)
Voilà. Les enfants se glissent dans leurs lits après leur quotidienne leçon de chinois. Une idée de Jérémy : « Ne nous raconte pas d’histoire, Ben, apprend-nous plutôt le chinois de Loussa. » Et cette pensée profonde de Clara : « Il y a toutes les histoires du monde dans une langue qu’on ne connaît pas. » Appétit linguistique bienvenu à Belleville depuis que des canards soigneusement laqués pendent dans ces vitrines où, hier encore, les têtes de moutons nous regardaient passer. Loussa avait raison, Belleville devient chinois, la reine Zabo ne s’était pas trompée, les Chinois sont là et leurs livres ont tissé le nid de leurs âmes dans la librairie des Herbes sauvages. Belleville c’est la Géographie résignée à l’Histoire : la manufacture des nostalgies… Et Benjamin Malaussène, assis sur le tabouret du vieux Thian, enseigne à ses enfants les trois tons de cette nouvelle musique d’exil. Les enfants écoutent, les enfants répètent, les enfants retiennent. Il n’y a eu ce soir qu’une seule interruption : Thérèse s’est dressée tout soudain au milieu de nous tous. Elle ne s’est pas levée, elle s’est dressée, comme on dirait d’un obélisque, droite au départ et droite à l’arrivée, elle a oscillé dangereusement sur sa base, ses yeux ont fait trois fois le tour de sa tête, et quand elle a eu trouvé son équilibre, elle a dit, avec sa voix blanche de ces moments-là :
— Oncle Thian vous fait dire qu’il est bien arrivé.
À quoi Jérémy a fait observer :
— Quinze jours ? Il en a mis du temps !
Thérèse a dit :
— Il avait des gens à voir.
Avant de conclure :
— La grande Janine et lui vous embrassent bien.
* * *
Voilà. C’Est Un Ange dort comme son nom l’indique. Son avenir est assuré et il n’a rien à craindre de la nuit : la petite Verdun patrouille dans son sommeil et Julius le Chien a toujours dormi à l’ombre des berceaux.
* * *
Julie et moi avons refermé la porte des enfants sur notre désir de nous-mêmes. Comme tous les soirs depuis quinze soirs, nos retrouvailles n’ont pas pu attendre notre cinquième étage. (Un effet secondaire de la résurrection.)
* * *
— Bàn biān tiān ! a hurlé le Petit dans son premier rêve de la nuit.
« BÀN BIĀN TIĀN ! » Son cri tourbillonnant dans la cour de l’immeuble. « BÀN BIĀN TIĀN ! La femme porte la moitié du ciel ! » Va savoir pourquoi, j’ai pensé à la reine Zabo, cette façon qu’elle a eu d’emballer mon géant (« Vous êtes le nouveau J.L.B., vraiment ? Venez me raconter ça… »), un poussin gigantesque sous le duvet de la Reine (« Et vous avez un sujet ? plusieurs ? Une dizaine ! Formidable ! »), direction les altitudes (« Nous serons plus tranquilles dans mon bureau… »), aux quatre murs si nus (« Je sens que nous allons passer un bon moment ! »), couveuse de tous les rêves…
Et, à moi, dans l’entrebâillement de la porte :
— C’est fini, Malaussène, je ne décourage plus aucune vocation ; si on avait donné le prix de Rome à Hitler, il n’aurait jamais fait de politique…
* * *
Voilà. Julie aussi s’est endormie. Elle est toute chaleur ronde. Jamais vu un chien de fusil plus habitable. Aux courbes parfaitement miennes. Comme si tous les soirs je me glissais dans un étui de violoncelle. Et c’est là, contre le velours brûlant de sa peau, le cœur vierge de mon assassin battant dans ma poitrine, que j’ai laissé aller dans l’oreille de Julie la plus jolie déclaration d’amour qui soit.
J’ai dit :
— Julie…
…
— Julie, je t’aime exactement.
FIN
Post-scriptum :
La vie n’est pas un roman, je sais… je sais. Mais il n’y a que le romanesque pour la rendre vivable. Mon ami Dinko Stambak est mort pendant que je racontais cette histoire. Il était le vieux Stojil de ma tribu Malaussène, En vrai, il était la poésie, cet élixir du romanesque. Il était une souriante raison de vivre. Et d’écrire. De le décrire.
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