Ce type endimanché, sur la scène du Palais Omnisports, l’homme qu’elle aimait ? D’une certaine façon, la réponse de la belle femme ne faisait qu’ajouter au mystère. Krämer chercha à savoir quel genre d’homme ce pouvait être quand il ne jouait pas le rôle d’un autre dans le clinquant ridicule d’une kermesse pseudolittéraire. La belle femme se montra laconique :
— Le genre que j’aime.
Elle ajouta tout de même :
— Unique en son genre.
Et, quand il lui demanda pourquoi un homme si aimable avait accepté ce rôle indigne — entrer dans la peau d’un écrivain qu’il n’était pas —, elle répondit d’un trait :
— Pour consoler sa sœur, pour constituer une dot à l’enfant de sa sœur, pour distraire sa famille et s’amuser lui-même, parce que c’est un tempérament tragique qui joue à s’amuser, ne s’amuse jamais vraiment mais se marre bien quand même… un connard qui a fini par se faire tuer à force de ne pas être un tueur !
— Il m’a volé mon œuvre.
— Il ne vous a rien volé du tout. Il pensait sincèrement que Chabotte était J.L.B.
« Une image, pensa Krämer avec détachement, cette nuit-là, j’ai tiré sur une image… »
— Et tous les employés du Talion le pensaient aussi, y compris Gauthier !
Elle vibrait de rage. Krämer s’attendait à ce qu’elle saisît de nouveau le revolver d’ordonnance. Au lieu de quoi, il l’entendit gronder :
— Maintenant, fermez-la, il faut que je change votre pansement.
Elle travaillait avec une dextérité brutale de chirurgien.
Ils quittèrent Paris dès qu’il put se tenir debout. Ils partirent de nuit. Elle avait collé un gyrophare bleu sur une Renault blanche, et l’avait obligé à enfiler une blouse d’infirmier.
— Ils cherchent un blessé, ils ne soupçonneront pas un infirmier.
Ils arrivèrent à l’aube dans une ferme du Vercors. Nuages, sapins, falaises et roses trémières.
— Vous dormirez là.
Elle lui désigna un canapé pliant dans une pièce lambrissée de sapin crème. Une lanterne chinoise pendait du plafond.
— Vous pourrez écrire sur cette table, près de la fenêtre.
La fenêtre ouvrait sur un bois de jeunes chênes.
— J’appellerai la directrice du Talion quand vous serez suffisamment avancé.
C’était son projet : qu’il mît sa confession à jour. À ce point farcies de circonstances atténuantes, ces pages ne pouvaient que plaider en sa faveur. On ne retournerait pas à Paris avant que le divisionnaire Coudrier les ait lues.
— Pourquoi faites-vous ça ?
Au fait, pourquoi ? Il avait abattu son homme, après tout…
— Je ne suis pas un tueur, moi, répondit-elle, je ne résous pas les problèmes en les supprimant.
Il voulut savoir aussi pourquoi elle tenait tant à ce que sa confession fût publiée, diffusée en librairie.
— Vérité publique. On ne pourra pas vous jeter aux oubliettes ni envoyer quelqu’un vous tuer en prison. Peut-être même sauvera-t-on la prison de Champrond.
De tout ce temps passé en sa compagnie, Krämer n’éprouva plus la moindre émotion pour la belle femme. Sa précision l’anesthésiait. Il la laissait décider de son destin dans la stricte mesure où son destin l’indifférait. Il était curieux, comme toujours, de ce qui allait advenir, mais indifférent aux conséquences. Qu’on sauvât Champrond ou non ne lui importait plus. Il était au spectacle. La belle femme constituait ce spectacle. Elle n’avait pas plus de réalité pour lui que les personnages qui naissaient d’eux-mêmes sous sa plume. De quelle imagination sans mystère sortait cette femme à qui tout réussissait ? Elle savait tout faire, maquiller une voiture, manier le revolver, se déguiser en n’importe quoi, soigner une main amputée de deux doigts… Elle pouvait tout, administrer des antibiotiques sans ordonnance, se procurer trois litres de sang pour une transfusion clandestine, changer de voiture à volonté, dégoter une maison perdue dans le Vercors… Elle était belle, certes, mais d’une beauté à ce point évidente… La belle femme était un stéréotype. Mais un stéréotype de son temps, persuadé d’être unique en son genre.
— Et vous, que pensez-vous de mes romans ? lui demanda Krämer entre deux éternités de silence.
— Un ramassis de conneries.
En revanche, il s’attacha à la Reine dès les premiers instants. La Reine le rudoyait, mais elle parlait la langue vraie des livres. Il travailla avec ferveur sous l’autorité absolue de la Reine. Il tordit le cou à la troisième personne du singulier pour exhumer un je qui écrivît en son nom. Ainsi découvrit-il qu’il n’était pas le vengeur idéaliste qu’il croyait (et dont il avait décrit les états dame avec complaisance) mais un tueur impulsif, assujetti au seul présent de l’indicatif.
— Alexandre, pensez-vous encore quelquefois à Saint-Hiver ? Réfléchissez avant de répondre. Pensez-vous encore à Saint-Hiver de temps en temps ?
— Non.
— Et à votre vie, dans la prison de Champrond ?
— Non, je n’y pense jamais vraiment, non.
— Pourtant, vous étiez heureux à Champrond ?
— Je crois, oui.
— Le sort de vos camarades vous préoccupe-t-il ?
— Pas vraiment.
— Comment expliquez-vous cela ?
— Je ne sais pas. Je suis ici, maintenant. Je suis avec vous.
— Pensez-vous parfois à Caroline ?
— Caroline ?
— Votre femme, Caroline…
— Non.
— Alexandre, pourquoi avez-vous tué Saint-Hiver, vraiment ?
— Je ne sais pas. Je me suis vu prisonnier, je crois, tout à coup, et lui, je l’ai vu en directeur de prison.
— Et Chabotte ?
— Pour venger Saint-Hiver.
— Le directeur de prison ?
— Non, l’autre Saint-Hiver, le fondateur de Champrond.
— Mais, puisque vous n’y pensiez pas…
— Chabotte m’en a parlé, il s’est moqué de lui, c’était pénible.
— Pénible ?
— C’était pénible, oui, brutal. Je n’ai pas supporté cette brutalité.
— Gauthier ?
— J’avais à venger un homme et j’avais à venger un rêve.
— Ça, c’est ce que vous avez écrit à la troisième personne, mais ce n’est pas de vous, c’est une formule à la J.L.B. Pourquoi avez-vous tué Gauthier ?
— Il m’a semblé que j’étais là pour ça.
— Insuffisant.
— …
— …
— Je voulais…
— …
— Je voulais compromettre Julie.
— Pour vous donner le rôle du sauveur en vous livrant après son arrestation ?
— Oui.
— Écrivez-le. Et reprenons tout ça au présent de l’indicatif, si vous le voulez bien.
La Reine l’avait aidé à mener à bien sa confession. Au présent de l’indicatif, qui était le temps de ses meurtres, et à la première personne du singulier qui était celle de l’assassin. Une centaine de pages, pas plus, mais les premières qui fussent de lui, qui fussent lui. La Reine ne vidait pas les crabes, elle les remplissait de leur propre chair, elle effaçait les cicatrices.
* * *
Vint le malin où la Reine et la belle femme retournèrent à Paris, plaider sa cause auprès de la police. Il resta seul dans la maison du Vercors.
— Ne bougez pas jusqu’à ce qu’on vienne vous chercher.
— Écrivez, en attendant, Alexandre. Commencez donc l’histoire de ce publicitaire qui s’approprie le sol, c’est une bonne idée de départ.
Mais le Vercors lui avait inspiré un autre projet : l’histoire d’un petit bûcheron de dix ans qui, ayant assisté, le 21 juillet 44, au massacre de toute sa famille par les commandos S.S. lâchés sur le plateau de Vassieux, se jure de les retrouver tous et de les châtier un à un. Ce faisant, le petit bûcheron sauvera les forêts amazoniennes tombées entre les mains de ces mêmes bourreaux, deviendra le premier producteur de pâte à papier du monde, l’ami des éditeurs et des écrivains, celui par qui le livre prend son vol.
Читать дальше