— Fort bien.
Tout se passe comme je l’avais prévu. Dès que Gaétan se met à crier, j’enjambe la fenêtre et je me laisse glisser entre les deux trains. Puis, vivement, je me hisse dans le tortillard de banlieue, sans prendre garde aux vociférations de tous les branquignols auxquels j’écrase les nougats.
Après quoi, j’ôte ma veste et la tiens sous mon bras à la manière des Ritals, je me coiffe d’une casquette américaine en toile verte — dont je me suis muni —, ça se fait beaucoup dans les parages, vestiges de l’occupation yankee, évidemment. Ça n’a l’air de rien mais ça suffit à me rendre méconnaissable. Je sors de la gare et examine les environs. J’aperçois la femme de mon ami le consul, embusquée dans une petite rue du côté de la mer, au volant d’une Talbot crème et rouge. Je pense qu’on doit passer aussi inaperçu là-dedans qu’un diplodocus dans un couloir du métro. Enfin, nous verrons bien.
Elle hésite à me reconnaître.
— Ce que vous avez l’air canaille avec cette casquette, sourit-elle en ouvrant la portière.
Je cligne de l’œil.
— Je crois que je les ai eus.
— Alors, mon idée était bonne, monsieur San Antonio ?
— Magistrale, madame, heu… Pival de… heu… Excusez-moi, je n’ai pas l’habitude des noms à changement de vitesse, m’emporté-je.
Elle appuie sur le démarreur.
— Ne vous tracassez pas, fait-elle d’un air faussement innocent, mon prénom c’est Jeannine.
Ça me sèche un peu. Confidentiellement : j’ai une grosse touche avec cette petite baronne. On a beau être un solide républicain et avoir des aïeux qui ont braillé La Carmagnole , ça flatte. Des belles dames qui m’ont fait du gringue, j’en ai rencontré pas mal et j’ai toujours veillé à ne pas les décevoir. Si je ne trimbalais pas des documents d’une terrible importance, et si je n’avais pas le culte de la reconnaissance, je sens que la tête du consul ressemblerait d’ici peu à un trophée de chasse.
CHAPITRE II
Du plomb dans la viande
Cette bagnole n’a pas été achetée chez un antiquaire. Pour un bolide, c’en est un. Et Jeannine — puisque Jeannine il y a — ferait la pige à Nuvolari. Nous tapons le cent vingt. Les pégreleux lèvent les bras au ciel et cavalent sur les talus en nous voyant foncer. Une fois Napoli passée, nous nous ruons dans un univers enseveli sous une poussière grise et âcre, qui nous entre dans la gorge et nous brûle les poumons. À cette allure-là, il n’y a pas, dans toute l’Italie, un seul truc à quatre roues susceptible de nous rattraper, c’est assez réconfortant. Je n’ai qu’une hâte : remettre les plans à l’ambassadeur et aller me taper un spaghetti d’honneur avec mes copains consuls. Ensuite, je tâcherai de mettre la main sur ce cucudet de code. J’enlève le sable qui me rentre dans les mirettes, parce que, sincèrement, deux yeux c’est pas trop pour reluquer à la fois un des plus beaux paysages et l’une des plus belles filles in the world. Je m’en mets plein les cocards. Si vous voyiez cette petite fée au volant, les cheveux au vent, les lèvres serrées, une écharpe jaune autour du cou, les bras nus, la gorge pas trop empaquetée… vous ne penseriez plus à rien, et il faudrait au bout d’une heure de contemplation, qu’on vous réapprenne à lire et à faire des i et des o sur du papier quadrillé, tellement vous seriez commotionnés. Parole !
Jeannine sent que je la regarde. Sans bouger sa tête brune, elle questionne :
— À quoi rêvez-vous ?
Je lui réponds par une historiette véridique.
— J’avais, lui dis-je, un copain danois qui était le plus joyeux luron dont on puisse rêver pour vider des bouteilles et paillarder. Quand on lui parlait de l’amour, il se marrait tellement fort que les watmen arrêtaient leurs tramways parce qu’ils croyaient qu’il y avait alerte. Un jour, je reçois un coup de téléphone de ce coco-là.
« — Je viens, me dit-il, de rencontrer la plus belle femme du monde. Si je ne parviens pas à la tomber, je me balance dans la mer du Nord.
« — Tu ferais mieux de te balancer dans les draps, ivrogne ! Tu es encore saoul, ricané-je en raccrochant.
« Eh bien, deux jours plus tard, on a retrouvé son corps à l’entrée du port…
Je me tais. Jeannine prend un virage qui fait hurler les pneus.
— Hum, toussote-t-elle, c’est une sale aventure qui est arrivée à votre ami. Pourquoi y pensez-vous en ce moment ?
— J’étais en train de comprendre ce qui lui avait passé par la tête.
— Ah, oui, quoi donc ?
— Des tas de trucs. Vous savez, Jeannine, les hommes sont des ballots ; ils se montent le job à toute pompe. Aucun n’échappe à ce piège qu’est la femme, aussi malin qu’il soit, aussi fortiche.
Je la ferme. Si je n’y mets pas un cadenas, d’ici cinq secondes je vais prononcer des paroles si douces que toutes les mouches de la contrée vont venir se poser sur ma bouche.
— Laissez-moi conduire ! ordonné-je durement.
Sans sourciller, elle ralentit et stoppe. Je descends de la calèche et la contourne pour venir prendre la place de ma compagne. Au moment où je vais démarrer, celle-ci pose sa main sur la mienne.
— Commissaire, dit-elle, vous êtes un gentleman.
— Because ?
— Parce que… vous savez bien… Vous êtes un homme correct. Je voulais… c’est idiot, j’avais besoin de vous dire ce que je pense de vous. Eh bien, c’est cela.
J’appuie sur le champignon.
Ce que la vie est crétine, vous ne trouvez pas ? C’est bien ma chance à moi : rencontrer une femme qui me pige, que je pige, qui est plus jolie que toutes les Miss Univers collées à un bâton, sentir que nos deux palpitants battent sur le même rythme, avoir envie d’empoigner cette petite chose ravissante et de lui susurrer des phrases-bibelots, et n’avoir, en fin de compte, que le droit de la boucler et de soupirer parce que cette pièce unique est marida à un chic type… C’est plutôt moche.
Sérieusement, j’en ai un coup dans l’aile. Ce que j’éprouve ne ressemble pas à du vague à l’âme, c’est bien plus compliqué. Enfin, vous devinez ce que je ne dis pas. Si vous ne comprenez pas, c’est que vous en tenez une drôle de couche.
Pour faire diversion, je me concentre sur mon volant. Nous ne disons plus un mot, si bien que lorsque nous atteignons Rome, il faudrait presque un chalumeau pour me dessouder les lèvres.
— Le train de notre ami arrive à quelle heure ?
— Quatre heures.
Je consulte la pendule du tableau de bord.
— Très bien, dis-je, nous n’avons qu’une demi-heure de retard. Nous retrouverons M. de Pival à l’ambassade, je me débarrasserai des plans, ensuite nous irons nous taper la cloche potablement. J’ai du pognon à toucher à la Banco di Roma, c’est moi qui régale. Comme je ne sais pas parler l’italomuche, vous composerez le menu, O.K., Jeannine ?
— O.K., commissaire.
Nous grimpons le perron de l’ambassade. Un secrétaire s’avance vers nous.
— Monsieur ?
— Je voudrais avoir une audience avec Monsieur l’Ambassadeur.
— Son Excellence est occupée pour l’instant, vous avez un rendez-vous ?
Je hausse les épaules.
— Écoutez, vous m’avez l’air d’un grand garçon, alors tâchez de comprendre : je ne viens pas voir l’ambassadeur pour lui vendre un aspirateur, non plus que pour faire une collecte au bénéfice des filles mères de Vaison-la-Romaine. Je suis le commissaire San Antonio en mission spéciale, et si vous ne courez pas informer votre patron de mon arrivée, on vous trouvera d’ici cinq minutes accroché à la suspension par vos culottes.
— Bon, admet l’autre, passablement étourdi, mais il se passe des choses tellement graves que je ne sais pas si Son Excellence…
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