Pour ceux qui ne parleraient pas anglais ou qui n'auraient jamais visionné de western, je précise que ça signifie « haut-les-mains ».
Manière de parer au plus pressé, comme disait un marchand de citrons, je lève les bras. Un glissement s'opère derrière moi et je devine qu'un nouveau type vient de rejoindre le premier. L'individu en question me palpe rudement les poches et sucre délibérément mon camarade Tu-Tues.
— Qui êtes-vous ? demandé-je.
Un solide coup de battoir me répond. Comme il est carabiné et que je viens de l'effacer sur la nuque, voilà mes idées qui se mettent en tire-bouchon. J'ai beau essayer de leur conserver une certaine consistance, elles s'émiettent comme un biscuit rassis sous le sabot d'un cheval.
A dire vrai (et pourquoi ne dirais-je pas vrai de temps en temps, histoire de me reposer le mental ?) je ne perds pas absolument conscience, non. Simplement ma notion des choses est perturbée. Ça pointillé sous mon crâne. Je me dis des trucs comme : « T'es marron. On te porte ! On va te buter ! Pourris sont ces sergents qui persiflent sur ma tête ! Je suis le jobard de Hobart ! T'avales la cruche à eau qu'à la fin elle s'écrase ! » Et bien d'autres trucs aussi décousus. Le balancement qu'on m'imprime s'accentue. On me lance. On me jette. La trajectoire me paraît infiniment longue. Je m'attends à tomber dans l'eau. Je me dis que je nagerai. Que la flotte me ravigotera. Oui, parfaitement, je vous jure que je gamberge tout ça.
Seulement, contre toute attente, c'est pas dans la flotte que j'atterris (comme dirait Béru), mais sur une surface plane qui n'en est pas moins dure (dirait encore Béru s'il était en état de dire quelque chose). Pour le coup mon cerveau explose dans une gerbe d'écume pourpre et j'accroche ma lucidité au vestiaire.
* * *
Pas de panique, mes chéries. Vous pensez bien qu'étant le narrateur de cette prodigieuse histoire, je ne vais pas rester dans le cirage longtemps, sinon mon éditeur serait obligé de laisser une flopée de pages en blanc, ce qui ne ferait pas le beurre de son imprimeur. Ce dernier devrait licencier une partie de son personnel, lequel, soudain privé de son pouvoir d'achat habituel, créerait une zone de mévente dans une foule de secteurs et il en découlerait un déséquilibre économique grave dont notre pays aurait bien du mal à se relever. Il a déjà assez de tracasseries comme ça, notre pays, mes loutes. À se demander comment la France pourrait tenir le coup si elle n'était pas immortelle. Heureusement que, fille aînée de l'Eglise, elle est miraculée de frais. Y'en a qui s'extasient, mais le prodige, bon Dieu, c'est pas qu'elle soit toujours sauvée, c'est qu'elle soit toujours sauvable. Ça suscite des vocations et des convocations. La brigade des secouristes est sur le kiwi (comme on dit en Australie).
Au moment même que je vous cause, y a des apprentis sauveurs qui se préparent fébrilement. C'est kif-kif le strategic-air-commund, ça ne s'arrête pas. Ils subissent un terrible entraînement, les apprentis sauveurs. Ils sont capables de préparer une valise en quarante secondes pour aller se sauver à l'étranger si besoin est. Ils citationnent pour les déclarations d'urgence. Ils s'exercent à garder les bras levés pendant des heures (des dames pas trop nesses les alimentent et leur font faire pipi) ; ils cultivent leur diction ; ils s'entraînent à crier vive dans toutes les langues ; ils sont capables de parler d'eux-mêmes à la troisième personne (c'est ce qu'il y a de plus dur, paraît) ; avec des sparring-partners, ils font des heures de poignées de main ; on les force à embrasser fougueusement des petites filles scrofuleuses, à apprendre les noms de famine des diplomate indous, à chanter la Marseillaise sans faire de fausses notes, à promettre ce qu'ils ne peuvent tenir, à donner ce qu'ils ne possèdent pas, à menacer les plus forts, à brouiller les plus faibles, à se maquiller, à farder la vérité, à nier l'évidence, à glorifier les échecs, à mystifier les maths, à mater, à colmater, à longs z'enfants de l'apatride, à tout dire, à tout faire, à gracier, à disgracier, à… atchoum !
Un éternuement me réveille. Merci, Seigneur, l'économie française en a été quitte pour la peur.
Je rouvre les yeux et j'aperçois des bouilles penchées sur moi, qui me defriment en fronçant les sourcils. L'une d'elles est coiffée d'une casquette d'officier de marine.
— Il a repris conscience, fait une voix en français.
Pour le coup, ça me rassérène. Je porte la main à ma tête : elle a doublé de volume. Cette bosse carabosse, ma douleur !
— Je dois avoir un crâne à impériale, non ? demandé-je à l'assistance.
— Vous êtes français ? s'écrie l'officier de marine.
Il semble tout étonné.
— A côté de moi, Notre-Dame de Paris a l'air de s'être fait naturaliser de fraîche date, mon commandant.
Je me relève, ce qui me permet de constater que je me trouve dans le mess des officiers d'un bâtiment. L'exiguïté du mess et son absence de hublots me laissent à penser que c'est celui d'un sous-marin.
— Vous êtes le commandant de l’ Impitoyable, réalisé-je.
— En effet !
Je m'abats dans un fauteuil.
— Je suis le commissaire San-Antonio.
L'officier pâlit.
— Pas possible !
Puis, se tournant vers deux types aux traits accusés, il grommelle :
— Tous mes compliments, messieurs !
Ils semblent un peu marris, les bonshommes.
— Nous ne pouvions pas savoir, bougonnent-ils, avec ce qui s'est déjà passé…
Le commandant de l’ Impitoyable m'explique que, peu de temps après qu'il se soit mis au mouillage, un pseudo-pêcheur a accosté le sous-marin en barque, très discrètement. Heureusement, un homme d'équipage qui flânait sur le môle a aperçu son manège. L'homme en question a fixé après la coque du sous-marin un objet aimanté et s'est éclipsé à force de rames. Les gars du submersible se sont empressés de décoller l'objet en question qui s'est révélé être une bombe à retardement. L'artificier du bord l'a désamorcée mais depuis, deux hommes de la commission de Défense qui font partie de l'expédition montent la garde en attendant l'heure de l'appareillage. En me voyant rôdailler dans l'ombre, ils m'ont pris pour le dynamiteur et se sont assurés de ma personne dans les conditions que je vous ai relatées. Ils s'excusent.
Je leur pardonne volontiers, d'autant plus que le commandant m'offre un whisky et ordonne à l'infirmier du bord de me poser une compresse.
— Dès l'aube, annonce-t-il, nous appareillerons car nous sommes au complet, maintenant.
— Pas tout à fait, riposté-je. Il reste encore à embarquer mon adjoint, l'inspecteur principal Bérurier. Il souffre d'une petite commotion et dort dans une voiture ; si vous pouviez dépêcher vos hommes pour le récupérer et ramener notre cantine…
L'officier s'empresse d'accéder à mes désirs, ce qui est beaucoup plus facile que d'accéder au point culminant de l'Everest. Tandis qu'on s'occupe de Béru, il me présente les membres de l'expédition. Ceux-ci sont au nombre de quatre. A savoir mes deux assommeurs, Jérôme Rivoire et Albert Carret, des techniciens de la Défense, comme j'ai eu l'honneur de vous le dire plus haut et comme vous le confirmerait un éléphant ; le professeur Lavoisier-Mélanie-Canot, grand spécialiste des questions polaires, un solide quinquagénaire au nez vermillon et au regard couleur de banquise, et Dominique Lancin, un frêle jeune homme blond qui me paraît efféminé malgré sa fine moustache. Lui, c'est l'Observatoire de Paris qui l'envoie.
Le commandant m'explique en outre que lui-même et son équipage, composé de douze hommes, sont des pionniers de la banquise, leur bâtiment étant spécialement conçu pour vadrouiller à travers les glaces. Ils ont subi un entraînement rationnel (les premiers exercices d'entraînement consistant en l'application de fluide glacial sur leur chaise) et rien de ce qui touche au froid ne leur est étranger. Ces mecs-là, pour ne pas perdre la main, sont contraints à passer toutes leurs vacances dans une chambre froide de boucher, c'est vous dire s'ils sont au point !
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