— Il faudrait un médecin, dis-je au juge.
Le magistrat est un peu débordé par les événements. Son premier soin a été de congédier Contracepcion, afin de parer au plus pressé en redonnant à sa dignité l’éclat du neuf. La perspective d’héberger un agonisant ne lui sied pas beaucoup. Dans ces petits patelins, vous savez comment sont les gens.
— Attendez un peu, que diable, il respire, non ?
— Oui, mais c’est tout !
— Ce n’est déjà pas si mal. J’aurai le temps d’enregistrer sa déposition par la suite, à tête reposée.
— Vous avez retéléphoné à la police ?
— Oui, on a bel et bien retrouvé les deux savants et la petite fille dans la chambre 604 du San Nicolas . Ils sont tous trois en bonne santé.
— Vous avez donc la preuve formelle que nous fûmes victime d’une machination ?
— Oui, je… effectivement…
— Parfait. De même vous avez entendu les déclarations du faux abbé ? Elles ne laissent planer aucun doute ?
— Aucun, c’est exact, mais quelle histoire ! Mon Dieu ! Tenerife, une île si calme où il ne se passe jamais rien que d’agréable !
— C’est la volonté de Dieu, juge !
— Eh bien, oui, il semblerait.
— Elle est infinie comme Sa bonté, vous ne trouvez pas ?
— Elle l’est, monsieur le commissaire !
Bon, enfin ! Me voici réintégré dans mes fonctions, auréolé de la considération à laquelle j’ai droit. Monsieur le commissaire ! Baouf ! Ça fait du bien à entendre, ça rassure !
— Cet homme, monsieur le juge…
Je désigne Martin Braham, affalé, bras en mannequin démonté de chez Sigrand, sur son canapé.
— Cet homme est le plus célèbre tueur de l’après-guerre. Il a commis des actes d’une audace inouïe. On le soupçonne même de…
Je lui chuchote quelques mots dans la broussaille auriculaire qui lui touffe les portugaises [55] San-Antonio s’abandonne. Qualifier de « portugaises » les oreilles d’un Espagnol est une faute de goût caractérisée.
.
— Non ! sursaute-t-il. Ça n’est pas possible !
— Possible, tu parles ! Probable oui. Prouvé, non. Mais vous savez mieux que personne ce qu’est une absence de preuves, juge !
« Or donc, cher ami, l’individu qui gît ci-joint a édifié une fortune en abattant certains grands de ce monde dont la personnalité était par trop encombrante. Tout récemment, il lui est arrivé quelque chose. Une chose qui frappe aussi aveuglément que la maladie et la mort : il est tombé amoureux.
— De la… ?
— De l’abbé, oui, la belle Mira (culée de frais). Oh, ce n’est pas la fleur des pois chiches, cette personne. Il s’agit d’une aventurière endurcie. Un peu son homologue féminin, si vous voyez.
— Oui, oui, je vois. S’affubler d’une soutane !
Il se signe (du Zodiac).
Je crois que c’est ce qui l’a le plus fortement ébranlé, Pasoparatabaco. Ce travesti sacrilège de la belle Mira. Ç’a été le tournant du match, comme on dit à l’avant-dernière page des journaux (sauf pour l’Equipe).
— Donc, ce couple monstrueux s’est constitué. L’amour n’épargne pas les tueurs. Martin et Mira ont alors décidé de frapper un grand coup, énorme, susceptible de les mettre pour toujours à l’abri du besoin, puis de se retirer, de procréer, bref, de quitter la Série Noire pour la Bibliothèque Rose à laquelle aspirent les malfrats. J’ignore comment Mira et Mme Alonzo Balmasquez y Suerunejava se sont rencontrées. Vous aurez le temps de faire la lumière sur ce point de détail. Toujours est-il que le faux abbé, tout comme Julien Sorel dans Le Rouge et le Noir fit lever une tempête dans le cœur de la jeune femme. Il la subjugua, l’envoûta, la domina, la gourmanda, bref, en fit son bien, sa chose, sa colonie. Au point de l’amener à cette décision — combien extrême — supprimer son crétin de mari et sa pétasse de belle-mère pour, une fois libre, refaire leur vie ensemble !
— Jésus ! Jésus ! Jésus ! murmure le juge.
— Laissez, elle l’a déjà dit, fais-je.
— Mais ça existe donc ? exclame le magistrat en se contresignant.
— Tout existe, juge ! Vous voyez bien la situation, n’est-ce pas ? Inès, femme bafouée, dont l’orgueil saigne, découvre « autre chose » avec Mira. Elle lui est bientôt totalement soumise et accepte de faire supprimer époux et belle-mère. Son âme de fière Espagnole farouche…
— Laissez, coupe à son tour le juge, ça je connais. Quel était l’intérêt de ces démons ?
— J’y arrive. Vous savez en quoi réside la majeure partie de la fortune des Nino-Clamar ?
— Pas exactement, leur richesse est célèbre, mais…
— Ils possèdent les deux cinquièmes virgule trois du Maroc espagnol, juge.
— Je me le suis déjà laissé dire, mais…
— Mais vous ignorez un élément capital — et croyez-moi, capital est le mot qui convient, au sens marxiste du terme — quelques personnes seulement sont au courant. L’on a retrouvé des gisements d’ogivium de plaftâr au Maroc espagnol.
— Non ?
— Révélation vient de m’en être faite par ces deux dames d’à côté. Or la totalité des gisements appartient aux Nino-Clamar. Ils ont fait procéder à des analyses par deux spécialistes éminents de l’ogivium de plaftâr : les professeurs Prosibe et Cassegrène, dont l’un habite Berlin et l’autre Paris. Leur gisement est le plus riche du monde. La fortune qui en découlera sera — si vous permettez d’employer un « K », tant le cas présent le mérite — Kolossale !
— Ah oui ?
— Textuel. Vous comprenez la convoitise des deux aventuriers : Inès, devenue seule héritière, entre leurs mains expertes, allait se laisser détrousser facilement.
Martin et Mira se lancèrent dans l’aventure. C’est alors que celui que nous appelons « l’Homme » commit la plus grosse erreur de sa vie : il se mit à son compte. Ce grand exécutant se voulut chef d’orchestre. Ce salarié du crime devint patron. Lui qui réussit à remplir sans bavures tous ses « contrats », échoua lorsqu’il entreprît de faire « travailler » les autres. C’est un solitaire génial. La ruse en personne. A la tête d’une équipe, malgré son diabolisme et roi, audace démentielle, il perd son atout le plus sûr, qui est lui-même. A cause de la main-d’œuvre étrangère à laquelle il dut faire appel, il a cessé d’être invincible. Il faut rire que quelqu’un déboula au milieu de son antre, qui jeta le trouble et l’obligea de revoir ses plans, de se reconvertir : moi. Tout de suite il sut qui j’étais. Il sut que je savais qui il était. C’est ce qui brouilla les cartes. Il est probable que, sans mon intervention, il aurait agi seul avec sa souris. Se sachant repéré, il dut faire face et, talonné par le temps (car les Nino-Clamar devaient signer avec le gouvernement espagnol pour la mise en exploitation du gisement), il se décida à franchir le pas et à s’organiser autrement.
Je désigne deux petites pochettes d’allumettes posées sur la table à piétement de fer forgé.
— Vous allez voir un truc marrant, juge.
Je rafle l’une des pochettes et je sors dans le piano après avoir relourdé.
— Hello, juge, vous m’entendez ?
— Beûgh… oui, mais…, nasille l’organe de Pasoparatabaco. Où êtes-vous, monsieur le coco…
— Dans le patio. Vous m’entendez, je vous entends, nous communiquons grâce aux pochettes d’allumettes qui sont, en réalité deux émetteurs-récepteurs à virulence interne gamahutée.
Je rentre.
— Stupéfiant, déclare le juge. Ça existe donc ?
— Tout existe, juge. Chacun des amants avait une boîte d’allumettes sur soi, ce qui les plaçait en liaison permanente, comme dit la coiffeuse de ma brave mère. Le soir où nous avons entrepris de neutraliser Martin Braham, l’inspecteur-chef Bérurier et moi, la fille qui se trouvait dans la chambre 604 (car ils feignaient de ne pas se connaître) a tout entendu et s’est dépêchée d’intervenir sous les apparences d’un charmant jeune homme. Mais ça je l’ai déjà écrit à mes lecteurs, aussi ne vous le raconterai-je point pour éviter de faire doublon, ce qui, en littérature, ne pardonne pas. Qu’il vous suffise de savoir qu’il y a eu renversement de situation. Braham nous a neutralisé en nous endormant, et il a kidnappé la petite nièce de mes amis Béru pour s’assurer une monnaie d’échange. Cette monnaie allait lui servir un peu plus tard car c’est parce qu’on menaçait l’inspecteur Bérurier de tuer sa nièce qu’il a signé des aveux concernant notre pseudo-trafic de drogue.
Читать дальше