Ma fulgurante irruption dans sa Porsche l’a à peine troublée. Un self-contrôle pareil, y a plus que les fakirs de l’Inde mystérieuse qui possèdent le même.
Elle me considère comme si j’étais une simple paire de godasses dans la vitrine de chez Clarence. En daim ! Je me sens devenir daim sous ce regard lucide et froid.
— Police ! m’efforcé-je d’articuler. Tout est fini, ma jolie. Votre frangin est mort, le prince est mort, votre blonde amie arrêtée. Ça se termine comme dans du Shakespeare, par le fer et le poison. C’est une hécatombe générale. Vous allez maintenant devoir rendre compte de vos actes, emphasé-je.
Un peu pompelard, hein ? On voit que je suis troublé. J’ai sûrement les yeux en branches de sapin. Elle s’en rend compte. Un sourire ténu flotte devant elle, comme dessiné sur un calque et plaqué sur son visage immobile. Un sourire en surimpression, quoi !
Elle me fait songer à ces étranges, à ces mystérieux visages peints par Fra Angelico, le peintre des anges.
— Bon Dieu, ce que vous êtes belle ! soupiré-je. J’aimerais tellement mieux vous emmener passer un week-end chez Carrère à Montfort-l’Amaury plutôt qu’à la Maison Parapluie.
Je finis d’exhaler mon soupir.
— Cela dit, mignonne, réagis-je, vous allez mettre gentiment votre voiture en marche et nous conduire jusqu’au quai des Orfèvres.
Jusqu’alors, elle n’a pas proféré le moindre mot. On dirait qu’elle se fout éperdument de ce qui arrive et de ce que je lui bonnis.
Avec pourtant une déroutante docilité, Hildegarde actionne sa clé de contact. Vous l’avouerai-je ? Ça me tracasse le subconscient, de la voir aussi passive ; je me dis que c’est pas dans les manières d’une fille qui liquide son prochain sans broncher et kidnappe les gens avec la plus rare témérité. Ça cache des manigances. Ça fait redouter des coups fourrés bien fourrés, des arnaqueries de classe, des combines inspirées de James Bond.
— Je tiens à vous préciser, Hildegarde, qu’à la moindre alerte je défouraille, quel que soit le regret que j’en éprouverai par la suite ! précisé-je en relevant le museau de mon feu. J’ai horreur d’allumer des dames, surtout quand elles sont aussi baths que vous, mais chez moi le sens du devoir passe tous les autres (et Dieu sait cependant si les autres sont au point).
Elle ne dit rien, démarre.
— Vous connaissez le chemin ? Direction la Seine ! Ensuite vous la remontez jusqu’au Pont-Neuf.
Elle roule calmement. Ses mains sont posées sur le volant avec grâce. Elle porte un ciré noir, brillant, qui exalte sa blondeur et le ton ocré de sa peau. Un bonnet de fourrure noir gît sur la banquette arrière. J’en vois, parmi vous qui chuchotent à l’oreille de leur voisin : « Mais pourquoi diantre cet idiot de San-A. emmène-t-il Miss Meurtre à la baraque Poulardin au lieu d’aller récupérer le Gros et l’autre frangine ?Vous êtes trop cartésiens pour être heureux, les gars ! Ça finira par vous jouer des tours, des contours et des tours de con. Un de ces quatre, à force de vouloir connaître le comment et le pourquoi de toute chose, vous finirez pas vous demander si vous êtes intelligents et vous vous retrouverez vite dans des abîmes de tristesse. Enfin, je vais tout de même vous rencarder bien que j’aie aucun compte à vous rendre… J’agis de la sorte car ma principale préoccupation est d’isoler les deux souris. Eviter dorénavant tout contact entre elles avant la grande confrontation.
Je ne perds pas une fraction de seconde ma prisonnière de vue. Elle pilote à moyenne allure, avec beaucoup de calme et de sûreté. Pas le genre de frangine qui conduit au frein, vous donnant l’impression de voyager dans un fauteuil à bascule…
— Je suis certain que nous allons avoir une longue, une très longue conversation, vous et moi, Hildegarde…
Comme elle ne moufte toujours pas, ça m’agace et je lui dis :
— D’ordinaire, les femmes sont d’un naturel bavard. Je n’ai pas encore entendu le son de votre voix, ça ne vous ennuierait pas de prononcer quelques mots, n’importe lesquels, pour que je puisse déguster l’organe. Au téléphone, tout à l’heure quand je jouais le domestique, votre accent m’ensorcelait…
Elle m’adresse un nouveau regard, suivi d’un sourire plus appuyé.
— Rien ne presse, me dit-elle, nous allons avoir le temps de parler…
— C’est vrai, conviens-je, vous avez tellement de trucs à m’apprendre.
Je voudrais commencer à lui faire raconter sa vie, histoire de se mettre en langue, lorsqu’elle m’interrompt :
— Pourrais-je avoir une autre cigarette ?
— Ce serait avec beaucoup de volontiers, ma jolie, mais j’ai oublié mon sac à main au vestiaire.
Elle s’anime quelque peu.
— Vous êtes drôle, en travesti. Je vous préfère habillé en homme.
— Car, bien entendu, vous me connaissiez ?
— Depuis deux jours j’ai eu l’occasion de vous apercevoir.
Elle revient à son envie de fumer initiale.
— Il y a des cigarettes dans la boîte à gants, vous me permettez d’en prendre une ?
— Doucement ! m’écrié-je, comme déjà elle avance la main. Je crains les feintes, douce amie. Je vais vous la donner et même vous l’allumer personnellement.
J’actionne de ma main droite le trappon de la boîte à gants après avoir fait passer le revolver dans ma main gauche.
Elle a un léger haussement d’épaules qui veut dire à peu près : « Pauvre cloche de sale poulet ! »
— Où sont-elles, vos sèches, ma belle ? je demande, ne sentant aucun paquet de cousues sous mes doigts.
— Au fond.
Ma paluche s’engage plus avant. Je veux pas vous faire marrer, mais je ressens une étrange langueur morose tout à coup. Cela se nomme l’intuition, mes fils. J’ai l’obscur sentiment que quelque chose ne tourne pas rond rond rond.
— Je ne…, commencé-je.
J’en dis pas plus. J’éprouve une douleur aiguë sur le tranchant de la pogne. Ça m’a piqué violemment. Je retire ma main et j’avise une grosse goutte de sang.
D’instinct je regarde l’intérieur de la boîte à gants. Dans le fond de la niche une aiguille est dardée, qui scintille doucement à la lueur de l’éclairage extérieur. Pas le temps de me demander si elle contient du curare ou du cochon. Un balancement vertigineux s’opère à l’intérieur du gars Bibi, fils unique, choyé et préféré de Félicie, ma brave femme de mère. Le monde devient opaque. Dans un halo orangé, qui vite tourne au gris, je vois s’élargir le perfide sourire de M lleHildegarde Heinstein.
Elle a été plus forte que moi.
Elle m’a possédé magnifiquement.
Peut-être bien que je vais clamser [59] Je dis ça pour vous taquiner ; du moment que j’écris ce livre, vous pensez bien que je tendrai le coup au moins jusqu’au mot fin. Après, ma foi…
. Si c’est le cas, pour la Saint-Ballot, n’oubliez pas de fleurir ma tombe !
Je rêve que je me balade dans un jardin plein de citronniers. Y a du soleil, des fontaines glougloutantes… Je rouvre les vasistas. Le soleil m’aveugle. Renseignements pris, je suis couché sous une très forte ampoule. J’ai dans le bol le martèlement continu d’une sorte de tambourin, vu que mon cœur me remonte jusqu’aux tempes. Vous parlez d’une pompe refoulante ! Y a de la pression ! Je me réunis en assemblée plénière afin d’aviser sur ce qu’il convient de faire et je décide à l’unanimité de me flanquer à la verticale, histoire de voir de plus haut où je suis et ce qui s’y passe. Mais des clous, comme disent les tapissiers quand ils n’arrivent plus à tapisser contre les murs à cause de leur prostate. J’ai une chaîne aux jambes, maintenue serrée par un autre cadenas. Elle a de la méthode, Hildegarde. Je tourne la tête, ce qui me permet de constater que je me trouve dans un vaste local surmonté d’une verrière à travers les vitres de laquelle je vois la lune comme je vous vois (elle a même votre expression). Le décor est insolite, comme on dit dans les conversations choisies. D’énormes statues blanches de conception très moderne, dressent leurs volumes stylisés sur des socles de marbre… Je me souviens de ce que m’a appris mon collègue, au tubophone, tout à l’heure : le numéro de fil d’Hildegarde est celui d’une galerie. Je vous parie un coup double contre un simple d’esprit que c’est dans son repaire que la môme m’a amené après ma perte de conscience.
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