— Je voudrais pas te vexer, collègue, mais c’était pas marle à trouver, ton Elysée, il est dans tous les bons annuaires…
Idiot à dire, mais c’était tellement simple que l’idée ne m’était pas venue de vérifier. Le numéro de bigophone de Mam’zelle Hildegarde me semblait être codé. J’avais l’impression qu’il fallait une grille pour découvrir à quoi il correspondait.
— Dis voir ? grincé-je, fou d’impatience à la pensée que Fräulein Mystère est peut-être en train de se débiner.
— La Galerie Chmoutz, boulevard Haussmann.
— Quel numéro ?
— Je peux pas te dire, y a une chiure de mouche mal placée sur mon annuaire, rigole mon confrère en raccrochant.
Béru tient notre prisonnière en respect.
Pas en grand respect à vrai dire puisqu’il se gratte le dargeot de sa main libre tout en l’admirant de ses beaux yeux en meurette.
— Je suis pas contrariant de nature, me dit-il, mais j’aimerais savoir ce qu’on fiche de tous ces macchabes et de toutes ces gonzesses, San-A. ?
— Continue de prier pour les uns et de veiller sur les autres, lui dis-je, et passe-moi ta rapière !
Il me laisse enfouir le revolver dans mon corsage.
— Tu vas au bal des Petits Pageots blancs, Mec ?
— Attends et ouvre l’œil. Fais bien gaffe à cette pécore surtout, tu sais que nos petites Teutonnes sont plutôt du genre espiègle ?
Je franchis la lourde et dévale l’escadrin en retroussant mes jupes pour aller plus vite.
La rue Tilante est cette petite voie bourgeoise qui part de l’avenue de droite pour aller au carrefour de gauche. Elle est bordée de grilles d’immeubles cossus et semble parfaitement quiète.
La DS louée par feu Frank Heinstein stationne pile devant l’entrée privée du Seigneurial. Evidemment, comme le copain projetait d’embarquer une malle lestée de nos carcasses, il tenait à s’économiser le trajet. J’ai deviné juste… Elle est bath, la planque des poulmen’s brothers. Pour la discrétion, faudra les peindre façon camouflage de para, les héroïques guetteurs. Je reconnais Dupied et Landoffé, deux navrants de la maison Bigorne. Leurs pardingues grisâtres, leurs cache-nez et leurs gants de laine, leurs chapeaux à petit bord relevé constituent pis qu’un uniforme. On saurait qu’ils sont flics, même s’ils se mettaient du déodorant aux pinceaux, avec un accoutrement pareil. C’est signé Parapluie, une doublette de ce cru ! Tout juste s’ils ne s’asseyent pas dans la bagnole pour être certains de ne pas manquer son conducteur. Deux sentinelles stoïques, plantées à chaque bout du véhicule, la goutte au nez et la mine si faussement innocente qu’on a envie de leur mettre une pancarte d’aveugle sur le baquet et de remplacer leur pébroque par une canne blanche, histoire de les rendre plus discrets, de mieux les incorporer dans l’anonymat, des les faire pénétrer dans le paysage à toute force. C’est en voie de disparition, le poulardin de cet acabit. Maintenant on les compte ; bientôt on les statufiera pour les exposer au musée de la Rousse. Ils seront sur des planches en couleur dans le dictionnaire de la Rousse, fatalement ! Une époque policière qui se meurt ! Tout meurt ! Les grandes figures, les autres… Les autres, ça coule tout seul, mais les grands, ça coince un peu au passage, la poulie des fossoyeurs gémit. Quand ils clabotent, on se dit que le monde va être mutilé. Et puis non, ça se cicatrise en vitesse. On les oublie aimablement, quels qu’ils aient été : Fausto Coppi, Kennedy, Jean XXIII, Laurel et Hardy, l’Aga Khan, Piaf et consorts, Piaf et consœurs… On les remplace, on s’en passe. Le grand prodige, c’est que tout le monde se passe de tout le monde. Tous les moments sont bons pour disparaître. Y a pas d’instants propices aux derniers instants. Embarquez ! Que ça soye de l’arrêt du cœur ou de la raie du cul, sublime ou honteux, c’est kif-kif bourricot. Et puis je débloque : une mort honteuse ça n’existe pas, comme n’existe pas un chagrin honteux.
Donc, les poulets près de la chignole d’Heinstein… Un poème ! Homérique ! je fais mine de rajuster ma fourrure sur le perron et je virgule un coup de périscope hâtif. La rue est à sens unique. Par conséquent, si Hildegarde a repéré les matuches, elle a continué son chemin. Si elle poireaute, ça ne peut qu’être dans le sens du dégagement… Je tourne à droite et m’éloigne du Seigneurial à petits pas, sondant de mon œil acéré l’intérieur des automobiles en stationnement.
Je m’en farcis une bonne douzaine et j’approche du bout de la rue Tilante. Me suis-je gouré ? Des fois que je gamberge à côté de la montre, après tout ! On se fait des berlues dans notre job. Suffit qu’on ait mis dans le mille à plusieurs reprises pour se croire détenteur d’un pouvoir magique. L’homme, il se prend vite pour la fée Marjolaine.
J’atteins l’extrémité de la rue sans avoir repéré de déesse blonde dans une guinde. Je suis vexé. Déçu, mais surtout vexé. Me v’là dans l’avenue du Président-Harouaména-Chouïa-Barka [58] Surnommé le Libérateur. C’est lui qui a remplacé les flèches au curare par des flèches Eurêka à bout caoutchouté et qui posa pour cette affiche de Banania qui fit tant pour l’indépendance des peuples africains.
, large et silencieuse.
Les bagnoles sont parquées en épis dans la contre-allée, semblables à des bêtes de somme dans une immense étable.
J’oblique à droite, me disant que si j’étais automobiliste et que j’atteigne l’extrémité de la rue Tilante, c’est à droite que je tournerais. Objectez-moi que malgré ma robe, je n’ai pas une psychologie féminine et vous aurez bien raison. Je descends l’avenue puisqu’elle est en pente et que j’ai fait mienne la devise des Savoyards : « Nos cœurs vont où coulent nos rivières.J’examine en vitesse une théorie de chignoles lorsque mon attention est attirée par un nuage de fumée qui s’échappe d’une Porsche rangée quelques mètres plus loin. Une vitre du véhicule est légèrement baissée, malgré le froid, pour permettre l’évacuation de la fumée d’un… fumeur. Ce fumeur serait-il une fumeuse ? A cette perspective, c’est mon cerveau qui fume ! Nous fûmes bien inspirés ! Par la vitre de la lunette arrière j’aperçois une chevelure blonde. Hildegarde ! Je sors délicatement le zigomar à bastos de mon corsage. Je l’assure bien in my hand (l’anglais, c’est comme les radis, ça vous revient toujours), m’appliquant à le dissimuler sous ma fourrure. Je décide de la coiffer côté passager. Je me filerais bien un petit coup de gnole avant de jouer ma grande scène du trois. Ne serait-ce qu’une lampée de cette horrible whisky qu’on picole dans les lunchs de mariage — et qui ne provient même pas des plus modestes Uniprix. Je marche, tortillant du fignedé pour faire vrai. Ma main gauche se balance le long de mon flanc. Me v’là à la hauteur de la portière. En un éclair j’ai biché la poignée et ouvert. Ça sent le parfum riche, la fumée blonde, la jolie fille…
— Hildegarde, me voici ! clamé-je en bondissant, pistolet braqué, à l’intérieur du véhicule.
C’est elle, elle tout à fait elle ; elle, en plein ! elle, pour de bon ; elle, comme je l’imaginais ; elle, comme je l’espérais. Elle, à n’en plus pouvoir ! Superbe, racée, bouleversante, ensorcelante, excitinge, sensuelle, troublante, irréelle, suave, grisante, merveilleuse, foudroyante, à croquer !
Elle a les plus beaux yeux du monde, la plus belle bouche du monde, les plus beaux cheveux du monde, la plus belle peau du monde ! Ses ondes vous papouillent, son odeur vous chavire, son regard vous liquéfie. On a envie de la prendre dans ses bras, de fermer les lampions, de promener son nez sur son corps, d’y promener ses lèvres, d’y promener son batifoleur à contrepoids. On voudrait plaquer toute la surface de sa peau sur la surface de la sienne. Adhérer sans restriction, sans rater une molécule de cette fille. On rêve de devenir timbre-poste, voire, à la rigueur, de quittance, et se coller à elle après s’être fait humecter la gomme par sa langue. On paierait une fortune pour un salivage total.
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