— Vise un peu, flic ! chuchote Jérémie.
Comme le matelot de Christophe Colomb quand il a aperçu l’Amérique. Pour lui, ce chenal, c’est la Vallée des Rois ! Sa conquête ! Son triomphe !
Le pinceau pâle arrache du néant des grilles rébarbatives. Nous nageons jusqu’à elles. La chaîne défendant la porte est aussi grosse que celle qui est fixée à l’ancre d’un porte-avions. Le cadenas a quelque chose de monstrueux, lui aussi. Grand comme une tortue ! De terre, je conviens, je ne voudrais pas que tu me suspectes jamais d’exagération. Tu sais que ce n’est pas mon genre. Moi : sobriété, sobriété (en littérature, pas dans la vie). Sobriété dans le réalisme, tous mes potes de l’Académie en conviendent ; c’est d’ailleurs pour cette raison qu’ils font leurs chattes avec moi ; m’adressent toutes ces proposes que je refuse inexorablement. Ils veulent m’avoir à ce point qu’ils m’offrent de m’élire sans que j’aie à faire de visites (c’est eux qui viendront chez moi, ils prétendent ; tu penses, avec la cave que je possède : des Yquem depuis 1899 et du 67 pour me laver les ratiches le matin !).
Donc, énorme cadenas.
Nous prenons pied sur un entablement rectifié au ciment. On essaie de sectionner la boucle dudit cadenas à la cisaille, mais ouichtre, comme disent les Auverpiots ! Alors, la scie ! On l’attaque à mort. Je tiens la serrure mobile [19] Soulignons les scrupules professionnels de San-Antonio qui, pour ne pas avoir à user une troisième fois du mot cadenas, se sert de sa définition qui est « serrure mobile ». Par moments, il me flanque le vertige ! Poirot Delpech
pendant que Jérémie l’entreprend avec la lame.
Et c’est alors qu’un bruit retentit venant des hauteurs ! Des gens descendent un escadrin de fer. Ils causent en dévalant.
— Prenez garde, les marches sont très étroites ! avertit un homme.
— Ne vous inquiétez pas ! retourne un autre monsieur.
— Il est vrai que vous êtes sportif ! fait la première voix qui semble appartenir à un être déjà ébréché par le temps et une accumulation de tiers provisionnels.
La vraie caravane ! Là encore, la sonorité des lieux multiplie les sons, les rend pompeux comme des bruits d’église.
Jérémie a déjà éteint le projo.
— Écartons-nous de la grille ! je lui dis-je dans un souffle.
Je claque de plus en plus des chaules, moi. Dis, c’est pas joyce de macérer dans de l’eau souterraine !
Nous nous éloignons le plus silencieusement de notre mieux, comme dirait le Gravos, jusqu’à un piton rocheux que j’ai vaguement distingué en refaisant surface et qui se dresse, tels ceux qui rendent la baie de Rio inoubliable, non loin de la grille. On se planque derrière, le noirpiot et moi et, réduits aux aguets, on se met à guigner la suite des événements.
Bientôt la clarté se fait à l’arrivée du puits. Un groupe surgit, nanti de loupiotes en tout genre. II se compose de quatre personnes. Chacune d’elles est équipée d’une lampe frontale de mineur. Celle qui ouvrait la marche a en outre un fort projo arrimé sur sa poitrine par une dragonne. Ce petit monde est chaussé de cuissardes.
Sont présents par ordre d’arrivée : un homme jeune (celui qui trimbale le projecteur supplémentaire et qui coltine en outre une espèce de musette en toile cirée à l’épaule), puis un type d’une soixantaine d’années, vieux et massif, puis un troisième homme élégant, bien découplé comme il est dit dans les books de la collection Guignolet, vêtu d’un costume de chez Cerruti que ses bottes montantes rendent vachement anachronique. Il porte même une cravate, c’est te dire ! Une femme ferme la marche ; plus très jeune, avec une dégaine de vieille Suissesse convertie à l’alpinisme. Elle est finement ridée, basanée, énergique. Ce que mon papa appelait « une maîtresse femme ».
Le vioque dit à l’élégant :
— Faites attention, monsieur Maurier, c’est très glissant. Restez contre la paroi, vous n’aurez de l’eau que jusqu’aux genoux.
C’est lui, le visiteur. L’hôte !
Maintenant, le type le plus jeune est à la grille. Il empare le cadenas, glisse une forte clé dedans et crique-craque la bistougne. Va-t-il s’apercevoir de notre début de violation sur la personne de « la serrure mobile » ? Non ! Il fait jouer la boucle, libère la chaîne, pousse la grille. Elle s’ouvre avec un grand gémissement rouillé pour films d’épouvante.
Et justement, l’élégant, celui qu’on a appelé M. Maurier, remarque d’un ton neutre où sourd son angoisse :
— J’ai l’impression de voir un film d’horreur !
Comme quoi les grandes idées sont dans l’air, hein ? Et chacun les renifle quand il a un tarbouif convenable.
Le groupe pénètre dans la geôle. Un quadruple faisceau illumine celle-ci. Ce que j’aperçois alors désoblige ma dignité humaine.
Deux hommes se trouvent enfermés dans cette grotte. En les apercevant, je me mets à penser à Louis XI, grand roi de France mais parfait salaud, qui tenait des captifs en cage dans les pires conditions en son château de Plessis-lez-Tours (Indre-et-Loire). Les deux hommes que je te cause [20] On dit : « San-Antonio, San-Antonio homme de lettres ! » Mes couilles, oui ! Quand on commet une phrase pareille, on va se cacher ! Jean-Paul Claudel
séjournent dans une cavité n’ayant pas plus d’un mètre cinquante de haut, ce qui les contraint à demeurer perpétuellement couchés, accroupis ou courbés. De plus, détail affreux, ils ne sont pas au sec car l’eau, à marée haute, submerge leur tanière d’une dizaine de centimètres. Au fond de ce trou, un jerricane (d’eau potable supposé-je). Mangent-ils ? Et quoi ? Et que deviennent leurs déjections ? Le flot fait le ménage, probable.
Mais bouge pas, attends, je t’ai pas tout dit : je connais l’un de ces deux prisonniers.
Tu veux savoir ?
Ted of London !
Franchement, il n’était pas laubé, l’Anglicbe. Comme Apollon, il donnait davantage envie de gerber aux dadames qu’il ne les humectait (ôte-toi de là que je m’humecte !). Rouquin, rosâtre, tavelé, l’air fumier à foutre des cauchemars à Dracula, balafré par mes soins, c’était pas un lot à réclamer, l’artiste. Mais tu le verrais après quelques jours de détention dans ce trou à crabes, là il ferait avorter toutes les femelles vivipares de la création, à commencer par M meThatcher, dont mon gentil Renaud a écrit une remarquable biographie. Sa barbe rousse a poussé, il est tout tuméfié, tout égrotant, cerné, bouffi, vanné, brisé menu. Le moral en haillons, le corps en perdition. Plus du tout content de soi. Depuis mon bain de siège, je le contemple dans les clartés qui dansent autour de sa piètre personne, ajoutant une fantasmagorie sordide à cette scène de cauchemar.
Il se tient de guingois, la tête courbée, les jambes un tantinet fléchies ; déjà à bout de ressource.
L’homme qui dirige les opérations ordonne à son compagnon au projo d’éclairer l’individu.
— Voilà, monsieur Maurier, fait-il de son ton bonasse de maquignon, c’est lui !
L’élégant semble comme intimidé. Il s’approche d’un pas, regarde Ted, puis recule de deux.
La femme s’adresse au pauvre Rosbif :
— Je vous prie de raconter votre équipée de Neuilly, un matin de l’an passé.
Il a conservé son accent anglais, Ted of London. Ça donne un petit charme plaisant à sa converse, généralement. Mais là, il est à ce point démantelé que cet accent paraît pitoyable, voire même tragique.
Ses tortionnaires ont dû le « questionner » auparavant, lui faire cracher tout le morcif car il semble réciter un texte déjà dit. Ses hésitations, ses comas, sont dus à sa mémoire. Il cherche à retrouver des mots, non à retarder ses réponses.
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