Il se plante devant moi.
— Vous m’arrêtez sous quel motif ?
— Insultes et voies de faits sur la personne d’un commissaire spécial…
— Oh ! ce culot !
Comme nous sommes sous le porche des Établissements Bourreman, je lui octroie un coup de coude dans les côtelettes qui lui dévisse le tube respiratoire.
Il ne pipe plus mot jusqu’à mon burlingue. Bérurier, armé d’un petit réchaud à alcool, est occupé à se faire chauffer une andouillette dans la pièce voisine. Comme il a eu l’heureuse initiative de laisser ouverte la porte de communication, j’ai la réconfortante impression de réinstaller dans les cuisines de l’hôtel Pinchon.
— Qu’est-ce qui t’arrive ? lancé-je à mon collègue, tu attends des invités ?
— Excuse-moi, fait-il, c’est l’heure de mon thé…
— Tu le prends à l’andouillette panée, ton thé ?
Bérurier abandonne son andouillette pour venir tailler une bavette dans l’encadrement.
— Je vais t’expliquer, fait-il, je fais un régime…
— Un régime ?
— Pour lutter contre l’embonpoint. Le toubib m’a conseillé de laisser tomber les gros repas et de grignoter plusieurs fois dans le courant de la journée…
— Et tu grignotes des andouillettes ?
— Oui, c’est léger et ça trompe la faim…
L’andouillette répandant une odeur de brûlé, il se précipite.
— Merde ! brame-t-il, la v’là qui me joue Calcination.
Je ferme la porte. Abel sourit.
— Je crois, dit-il, que le gros public se fait une idée erronée de la police.
— Pas toujours, protesté-je en lui plaquant une mandale sur la vitrine. Par exemple, figure-toi qu’il s’imagine qu’on chahute un peu les clients, le gros public…
Je lui file un coup de latte discret dans les chevilles, puis un ramponneau plein de réserve sur l’oreille droite.
— Alors, tu vois, ça concorde, sois heureux…
Dompté, il s’assied. Attiré par le bruit des coups comme un condor par l’odeur d’une charogne, Bérurier s’amène, brandissant son andouillette dégoulinante au bout d’une fourchette, style Neptune.
— Qu’est-ce y a ? demanda-t-il, la bouche graisseuse.
— Rien, je parlais avec monsieur.
Il avait d’abord pris Dubœuf pour un copain à moi, mais il revient en courant sur son erreur.
— Qui c’est, ce tordu ?
— Un monsieur qui s’occupe de boxe. Il joue à deviner l’issue d’un combat avant que celui-ci ait lieu !
Mon collègue comprend tout. Il murmure :
— Pas possible…
Afin d’avoir la liberté de ses mouvements, il dépose délicatement son andouillette sur l’annuaire du téléphone.
— C’est lui qui a rétamé Josephini ?
Alors je me mets à le traiter de sexe féminin avec ardeur, parce qu’avec sa grande gueule il vient de me démolir mon plan d’action comme Gabriello démolit un chapeau melon en s’asseyant dessus.
— Est-ce que je t’ai appelé, hé ! pain de régime ? Va bâfrer tes entrailles d’animaux dans ton gourbi !
Tout autre qu’Abel se réjouirait de voir régner la discorde dans les rangs de la poulaille. Mais l’aboiement de Bérurier l’a pétrifié. Je remarque son trouble. Je vois que ce sujet demande à être travaillé, vite et à la forcée.
Je l’ai poussé dans un fauteuil.
— Bon, fais-je, tandis que Bérurier, penaud, s’introduit l’andouillette dans le tube digestif, inutile de finasser, je vais droit au but. Je sais que tu avais payé le petit Ben Mohammed pour qu’il s’allonge devant Micoviak. T’avais goupillé ça avec Josephini son manager. L’Arbi n’a pas obéi, et en représailles tu as buté Josephini, histoire de faire un exemple dans les milieux de la boxe !
Il manque d’air…
— Ça alors ! Ça alors…
Je le regarde et ça se met à grincer dans ma pensarde. Je me dis que ce type-là a les jetons. Les vrais de vrais ! Après tout, le paveton que vient de balancer malencontreusement Bérurier est peut-être arrivé à bon port ?
Dubœuf sait quelque chose, j’en suis certain. Je vous parierais une bouteille de Champagne contre une de Butagaz qu’il tremble pour sa peau.
Nous allons bien voir…
J’ôte ma veste, non pour sacrifier à la tradition du passage à tabac, mais parce qu’il règne dans le bureau une chaleur déprimante. On se croirait dans un jardin botanique ; mais au lieu de palétuvier rose, j’ai en face de moi un solide truand qui a les chocotes et auquel je vais devoir arracher un secret à la force du poignet (comme dirait un collégien).
Bérurier a achevé son andouillette. Ses lèvres ressemblent à deux limaces qui se seraient payé des vacances dans un pot de glycérine. Il les essuie d’un énergique revers de manche et s’approche du gars Abel.
Je fais claquer mes doigts.
— Dubœuf, dis-je, te voilà au milieu des vaches. Je te jure sur la vie de ta concierge que tu vas te mettre à table sans tarder, tu m’entends ?
Il avale avec peine une salive que je devine cotonneuse.
— Mais, monsieur le commissaire, bégaie-t-il, servile comme un cireur de pompes sicilien, tout ça est effarant… Je n’ai rien à voir avec de telles histoires…
— Tu as connu Josephini ?
— Comme ça…
Bérurier, que son poing démange, intervient.
— Qu’est-ce que t’appelles « comme ça », fesse de rat ?
— On a bu le coup ensemble, des fois… C’était un bon copain…
— Un bon copain ! m’exclamé-je, et tu n’étais pas à son enterrement ?
— J’avais du boulot…
— Dans le bar ? Tu étais en train de jouer aux tarots quand on t’a alerté au fil. Il y avait trois peigne-culs de ton acabit qui t’attendaient à une table, j’ai l’œil…
— Mais…
— Tu as buté le gars Mario, c’est couru !
— Il n’a pas été tué, les journaux ont dit…
— Les journaux ont dit qu’il s’était suicidé, mais les journaux sont bourrés de bobards. C’est nous qui avons accrédité cette thèse, fais-je avec un aplomb tellement phénoménal que Bérurier en libère un formidable hoquet.
J’enchaîne :
— Mais notre enquête nous a prouvé que tu l’avais balancé par-dessus bord… Tu étais dans l’immeuble au moment de son décès !
Comme quoi il est bon de bluffer dans ce putain de métier.
Abel devient d’un joli bleu qu’un poète ou un général qualifierait « horizon ».
Souvent, dans notre job, il faut marcher au radar. On renifle, on lance des idées biscornues, et ensuite on s’arrange pour qu’elles deviennent vérité. C’est un curieux procédé, vraiment, que celui consistant à bâtir d’abord des conclusions et de chercher, ensuite, les indices qui y conduisent…
Cette fois, Dubœuf (braisé) me montre par tous les pores suintants de sa peau qu’il a un tracsir monumental. Il tripote son nœud de cramouille avec des halètements d’asphyxié.
— C’est pas vrai, marmonne-t-il, c’est pas vrai…
Bérurier m’interroge d’un regard acéré. Je lui fais un signe affirmatif. Alors il pousse un grand soupir de jubilation et retrousse ses manches.
Abel considère avec effroi les deux avant-bras musculeux et poilus ainsi découverts. Tout ce qu’il trouve à faire, c’est de secouer la tronche. Le voilà qui glapit d’une voix de tête affûtée par la trouille :
— Vous n’avez pas le droit ! Je ne suis pas en état d’arrestation. Je…
Béru le biche par les crins, comme pour assurer sa prise, puis il laisse tomber deux kilos de viande sur les joues blêmes d’Abel. Ce dernier a illico les yeux pleins de larmes. Des couleurs chatoyantes lui viennent au visage, tandis que s’y imprime en blanc la dextre de mon valeureux bouffeur d’andouillette.
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