— Tu le connaissais ? fais-je.
Pinaud ne répond pas car, une fois de plus, ses yeux flétris vagabondent dans le décolleté de la serveuse.
— Je te parle, hé, libidineux ! Faut que les demoiselles mettent une armure pour te servir, maintenant ?
Il sursaute.
— Je te demande pardon, je pensais à quelque chose…
— Et moi je te demande si tu connaissais Josephini…
Il sourit, de son rire de brave homme un peu gâteux.
— Ben voyons ! C’était mon beau-frère…
Encore un coup de semonce du hasard. Il est toujours là, LUI, embusqué, prêt à surgir ou à donner un petit coup de pouce à la vie lorsque le moment est choisi.
Pinuche, beauf de Josephini ! On les verra toutes cette année ! Ma stupeur doit se traduire par un reflux sanguin à mon visage car Pinaud me dit, surpris :
— Qu’est-ce qui t’arrive pour que tu prennes la blancheur Persil, tout d’un coup ?
— Ton beau-frère ! je soupire.
Il y a du jaune d’œuf dans la petite moustache de mon collègue et ses yeux en virgule clignotent comme le feu de signalisation d’un chantier.
— Ben oui, dit-il. Il avait épousé la sœur de ma femme, enfin, une des, car les Dufouinard elles étaient huit filles. Le seul garçon a été tué en 14… Il était dans les cuirassiers… Un très beau gars, blond, j’ai vu sa photographie à cheval…
Je coupe net, à la base, l’arbre généalogique des Dufouinard.
— Donc, tu as connu Josephini ?
— Ben voyons… Remarque qu’on ne se voyait plus depuis dix ans puisqu’il a divorcé d’avec ma belle-sœur Marthe ; mais c’est pas une raison pour que je n’aille pas à son enterrement. Je serais à sa place, ça me ferait plaisir qu’il vienne au mien !
Sur ces considérations purement humanitaires, Pinaud sollicite de la serveuse une nouvelle tournée de calvados.
— Ça t’ennuierait que j’aille avec toi, à l’enterrement ? fais-je. Je n’ai rien à fiche et ça me tuera le temps.
Mon pote en avale son alcool de pomme de traviole.
— Tu as de ces distractions, fait-il.
Puis, se ravisant :
— Tu l’as peut-être connu aussi, non ?
— Non… Mais c’est un gars qui m’intéresse. Dis-moi, tu as trouvé normal qu’il se bute ?
— Un suicide n’est jamais normal, déclare Pinaud. Franchement, j’ai été surpris, parce que Mario était un bon vivant… Il avait une belle situation et ça n’était pas une mauviette… Mais, après tout, ça ne signifie pas grand-chose, on ne peut pas savoir ce qui se passe dans le crâne d’un homme…
Nous nous levons pour gagner le Père-Lachaise. Il fait soleil, mais un vent froid tord les fumées sur les toits. Un joli temps pour enterrer des ex-beaux-frères !
Tout le monde de la boxe est là, recueilli. Le cortège est choisi : il se compose de gens qui ont tous le nez aplati et les manettes en chou-fleur. On dirait les représentants d’une même race dont les caractéristiques seraient celles des Mongols.
— Tu parles d’un cheptel, je susurre à l’oreille de mon collègue.
— Y en a pour de l’argent, souligne-t-il.
J’identifie çà et là d’anciennes vedettes du ring, des nouvelles aussi. Les unes comme les autres se sont fait sculpter la viande à coups de boule de cuir. J’espère pour eux qu’ils ont eu la bonne idée de se faire tirer le portrait à l’orée de leur carrière. Ils peuvent employer les bonnes soirées d’hiver à rêvasser devant ces témoignages du passé : « Quand j ’ étais don Juan ! » « Mémoires d ’ un e patate ! »
Faut tout de même être gonflé pour se faire triturer la devanture de cette façon. Oh ! si vous mordiez ce convoi ! On dirait un métinge des gueules cassées. Ils reviendraient comako de la riflette, les encaisseurs de quetsches, on les pensionnerait dare-dare à cent pour cent. Seulement, comme ils ont pris ça entre douze cordes, sous la lumière des lampes à arc, les nanas sont dingues pour leur hure. Qui n’a pas son boxeur ? Demandez votre champion… Glaçons, marrons glacés, crochets au foie ! Le vache délire. C’est ce qui vous prouve l’incohérence des souris. Pour elles, ce qui importe, c’est la galerie. (Y compris celles de la rue La Fayette.) Elles veulent du boxeur et du boxer : au plus c’est moche, au plus ça fait viril ! Leur rêve, ça serait d’en dégauchir un qui soit champion du monde à vie, et tant mieux s’il a le portrait revu et corrigé par Picasso.
Je pense à tout cela en piétinant le gravier du cimetière…
Pinaud se penche sur moi.
— Bénaïm aurait tout ça au même programme, me dit-il en montrant l’assistance, il pourrait foutre les fauteuils de ring à dix mille balles.
Le magnésium crépite. L’enterrement d’un suicidé connu fait toujours recette. Dans l’ordre des valeurs publicitaires, il se situe entre une fausse-couche de Miss Univers et la centrente-quatrième enquête de Lurs… C’est la providence des journaleux.
Soudain, j’avise Ben Mohammed, le vainqueur de Micoviak. Il est là, foutriquet dans un costume de ville. On ne dirait jamais que c’est l’espoir numéro un de la boxe française. Il fait une drôle de trompette. J’ai idée que la mort de son manager doit le laisser rêveur. J’aimerais avoir quelques instants de conversation en tête à tête avec lui.
Parce que, voyez-vous, malgré la preuve du suicide de Josephini, je persiste à croire qu’une puissance extérieure est intervenue. Le petit crouille semble tout bizarre. Il n’y a pas que de la tristesse sur sa face grisâtre, mais aussi de la peur. Il regarde autour de lui d’un air implorant… À moins que ça soit une idée absurde germée sous ma coiffe… Faut que je sache. Si je me mets à construire des romans à trois francs cinquante, vaut mieux que je prenne ma retraite anticipée…
Lorsqu’on achève de refiler l’eau bénite, autour de la tombe, je moule Pinaud sous prétexte de saluer un aminche, et je me rapproche en loucedé de Mohammed… Il s’en va, tout seulâbre, dans le grand cimetière, cet enfant de la gloire…
Une fois hors du cimetière, il se dirige vers la station de taxis, because il n’a pas encore les moyens de s’offrir une tire amerlock couleur framboise-dégueulée. Mais ça viendra… Ses bourses grossiront, si je puis dire.
L’un suivant l’autre, nous parvenons à la hauteur de ma bagnole. Je presse le pas et touche l’épaule de l’Arbi. Il sursaute et fait une volte-face. Son regard est charbonneux, comme dirait Jean Mineur. On le sent prêt à balancer une prune à celui qui voudrait lui chercher du suif. Pour calmer ses instincts belliqueux, je lui décoche un merveilleux sourire qui attendrirait un percepteur.
— J’aimerais te parler un peu, mon petit gars…
— Qu’i-ce qui vous me vouli ? crache Mohammed.
Je louche sur sa main droite ; fermée, elle compose un poing dur comme l’acier.
— Retiens-toi, Mohammed, la Fédération te retirerait ta licence si tu avais le malheur de maillocher un poulet.
Il me regarde sans piger. Je lui produis alors ma carte. Mais elle n’accapare pas outre mesure (comme dit mon tailleur) son attention.
— Ji sais pas lire, avoue le champion.
Si c’est pas malheureux, tout de même ! Voilà un moujingue auquel on a appris à casser la figure de ses contemporains avant de lui apprendre l’alphabet ! Quelle époque épique !
— Ça veut dire POLICE, dis-je en lui désignant le mot écrit en rouge. On va employer la méthode globale pour t’éduquer, mon chéri…
Il tremblote.
— Police ! balbutie-t-il, mais qu’i-ce qui ji fait ?
— Rien, c’est pour pas qu’on te fasse, au contraire, que je veux te parler… Monte dans ma voiture, on va se promener un brin…
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