Il m’obéit, de plus en plus troublé. Je pilote mon char un moment, jusqu’à ce que j’aie repéré un bistrot tranquille sur les rives du canal.
— Viens, je t’offre un verre…
— Ji bois pas…
— Alors un cornet de frites, mais arrive, bonté divine ! et ne fais pas cette tête-là, je ne veux pas te becqueter…
J’ai eu bon naze de choisir cet estaminet. Il est pépère… Une grosse matrone avachie derrière un zinc est en train de faire faillite sans trop s’en rendre compte, en éclusant son dernier tonneau d’aramon. Pas un clille.
Je choisis une table près de la fenêtre et je commande un rhum et un vichy. La gravosse pousse un gémissement et s’extirpe de son comptoir. Elle est grasse comme un beignet, avec l’œil trouble, des bas en accordéon et une paire de pantoufles qui n’en peuvent plus.
Elle nous apporte les consommations et regagne sa base en ahanant.
— Bon, parlons sérieusement, Mohammed, c’est-à-dire de la mort de ton manager…
Alors là, il accuse vilain le coup. Il a le regard ovale brusquement, et plein de trucs bleus.
— Vois-tu, j’ai dans l’idée qu’il s’est fait rétamer par une bande de loustics qui ne te pardonnent pas ta victoire de l’autre soir, tu me comprends ?
Il esquisse un bref signe affirmatif. Je sens que je tiens le bon bout, et aussi que mon instinct ne me trompait pas.
Décidément, quand il y a du louche (comme diraient les frères Lissac) je mets pile le doigt dessus.
— Je vais te dire, poursuis-je en regardant l’Arabe, j’ai su, par quelqu’un de bien placé, que ta rencontre avec Micoviak était du bidon. Tu devais t’allonger afin de remonter le standing du Polak de Belleville, c’est pas vrai ?
Maintenant, il est subjugué. Il me regarde avec crainte et ferveur.
— Oui, ci vrai… Ci vrai… Ci missieur Mario qui m’avait dit : on perd citte rencontre, et pis après on signe un contrat pour li revanche. Ti prends li titre facile à Micoviak…
— J’ai assisté à la rencontre, tu as perdu les pédales, hein ?
— Li m’a fit très mal, ji plus pu mi retenir, alors ji cogné. Missieur Mario, di coin, il mi criait « attention »…
— Bon, tu as descendu le gnard ; ensuite, que s’est-il passé ?
— Missieur Mario m’a engueulé. Et pis di zhommes sont vinus à la salle d’entraînement. Ils m’ont dit que si ji recommençais à jouer au c…, ji pourrais aller vendre di tapis au lieu di boxer…
— Ils étaient comment, ces hommes ?
— Bien habillés…
Je ne sollicite pas davantage de détails descriptifs, me doutant bien que lui et moi n’avons pas les mêmes conceptions de l’élégance.
— Nombreux ?
— Deux.
— Vieux, jeunes ?
— Un grand vieux, d’au moins quarante ans…
Je renoue ma cravate.
— Et un plus jeune…
— Tu as su leurs noms ?
— Non… Si… Li vieux ? Missieur Mario li disait missieur Abel…
— Il s’appelait Abel ?
— Oui…
— Et Mario semblait avoir peur ?
Le petit Arbi passe ses pattes de raton laveur dans sa tignasse bouclée.
Il n’a inventé ni l’eau chaude ni la poudre à faire féconder les mulets, pourtant, son ignardise mise à part, il se cantonne dans une bêtise sobre et de bon ton.
En tout cas, il a une qualité primordiale : il est animé d’une farouche bonne volonté. C’est un consciencieux. Toute sa vie, il ne fera que ce qu’on lui dit (à moins qu’on le fasse sortir de ses gonds par une châtaigne mal placée), mais il le fera bien.
Il cherche désespérément à piger mes questions.
— Peur ? répète-t-il. Non, ji ni crois pas… L’était tris en coulère contre moi, li disait divant li missieurs que si ji recommençais il mi laisserait tomber…
Je m’abîme dans des pensées moroses. Je cherche ce qui sonne faux dans mon problème et je trouve : Mario Josephini ne pouvait être tenu pour responsable du malencontreux coup d’humeur de son poulain. La réaction de Mohammed avait été une réaction humaine, normale et incontrôlable. Et puis, jamais je n’avais entendu dire qu’un manager de boxe fût mis en l’air (c’est exactement le terme qui convient ici) parce qu’un gars de son team n’avait pas été réglo… Même aux États, ce sont les boxeurs en personne qui la sentent passer…
M’est avis, les gars, que le farniente a sur moi un effet désastreux. Je suis en train de me construire un bath petit cinéma portable et de me projeter à longueur de journée « Y a de l’eau dans le gaz », avec San-Antonio dans le rôle du tuyau !
L’Arbi respecte mes réflexions.
Je lui souris.
— T’es un bon petit mec, et tu feras une belle carrière dans l’albuplast et le collodion… Dis donc, quand as-tu vu Josephini pour la dernière fois ?
Il scrute son passé.
— L’après-midi avant qu’il tombe di sa finêtre !
— Tu l’as vu où ?
— À la salle.
— Il était normal ?
Je me reprends, estimant ma question trop calée, parce que trop générale pour ses méninges martelées.
— Il n’avait pas l’air ennuyé ?
— Non…
Il réfléchit un peu, ce qui produit des craquements sous son chapiteau.
— Sauf quand li dame li venue li chercher…
Je sursaute.
— Une dame ?
— Oui… Missieur Mario mi faisait travailler ma droite au punching-ball ; et pis li dame i entrée… Quand li a vue, missieur Mario a eu l’air bien embêté.
— Qu’a-t-elle dit ?
— Rien… Si tinait droite dans la porte avec belles fourrures blanches et si cheveux jolis dorés… Missieur Mario m’a dit qui ça allait bien comme ça pour aujourd’hui, enfin, pour l’autre jour, quoi ! Li a remis sa veste et li est parti avec li dame… Pas content… Et pourtant li dame était vachement balèze…
Il boit son verre de Vichy. La grosse vachasse du zinc est arrimée après son rade comme une baleine crevée après une banquise… Elle arrive à nous jeter un regard flasque de ses grosses gobilles ravagées par le picrate.
Ce que vient de m’apprendre le petit champion m’intéresse bougrement.
Quelques heures avant sa mort, une belle nana emmitouflée dans du poil coûteux est venue à la salle d’entraînement. Elle n’a eu qu’à paraître pour que le manager fasse la gueule et se taille avec elle. Vous ne trouvez pas ça curieux, vous ?
— Cette dame, tu l’avais déjà vue ?
— Jamais…
— Elle était à l’enterrement, tout à l’heure ?
— Non…
Je me lève.
— Ça ira pour aujourd’hui. Donne-moi ton adresse, moi je vais te refiler la mienne. Si on a du nouveau ; on se contacte, d’accord ?
— Oui, missieur.
Je jette un coup d’œil admiratif sur ses épaules puissantes. Il ne doit pas faire bon être « contacté » par un moyen de cette trempe. Bien que la tenue de ville le désavantage, on devine facilement les biscotos dans les manches.
— Hé ! lui lancé-je, au moment où je le largue à une station de taxis, si tu veux me permettre un conseil : soigne ta garde et tu iras loin !
Mathieu-la-Vache est en train de se cogner une vieille belote des familles au Bar Bithurique (le patron est un ancien préparateur en pharmacie qui a dû lire l’almanach Vermot dans sa jeunesse) lorsque j’enfonce le bec-de-cane d’un geste à la fois noble et dégagé. Il a pour partenaires trois zigs dont les faciès évoquent un grave accident de la circulation. Ils sont balafrés comme des troncs de palmiers et avec ce qu’ils se sont collé sur la terrine comme albuplast, on arriverait à faire tenir droit les seins d’une douairière. Un vrai dessin de Dubout !
Mathieu annonce un carré de dix et, pour jouir de son triomphe, jette un regard aussi satisfait que circulaire sur l’auditoire. Il m’aperçoit et, du coup, oublie ses brèmes… Il est gêné et anxieux. Il crie au patron :
Читать дальше