— Denis, chope ma place un instant, elle est toute chaude !
Il serait dommage qu’un carré de dix fût perdu.
J’assiste à la mutation et je m’éloigne avec Mathieu vers le fond du bar où se trouve une table judicieuse dans un renfoncement adéquat.
— Vous prenez un petit pastis ? s’informe Mathieu.
— D’ac…
— Deux spécials ! lance-t-il à la demeurée qui sert de valetaille, avec une voix bien timbrée et un solide mépris du pluriel des mots en al.
D’un commun accord, nous attendons d’être abreuvés pour entrer dans le vif du sujet. De toute façon, Mathieu ne peut que me laisser l’initiative de la conversation. Il paraît inquiet.
Je goûte le pastis. En effet, c’est du spéciaux, il est épais comme une nuit de décembre et possède un agréable parfum.
— Alors, attaqué-je, cet agent de change, il fait relâche aujourd’hui ?
Mathieu se trouble.
— C’est-à-dire que je n’y vais pas tous les jours, vous comprenez ?
— Pardine…
Je joue à imprimer des ronds sur le marbre du guéridon en utilisant le pied de mon verre comme tampon.
— Dis-moi, Mathieu, connais-tu un certain Abel ?
Il reste immobile, de l’hésitation plein le crâne. Son nez aplati pend comme une trompe d’éléphant et il semble embêté.
— Abel, se décide-t-il enfin, attendez, ça me dit quelque chose…
— Je l’espère bien !
— Ça ne serait pas d’Abel Bubœuf que vous causez ?
— Possible. Il est comment, ton Dubœuf à la mode ?
— Grand, costaud, avec les crins en brosse…
— La quarantaine ?
— Un poil de plus, mettons quarante-cinq carats pour faire le compte.
— Est-ce qu’il ne s’occuperait pas de… de boxe, mon grand ?
Mathieu fait la grimace.
— Je ne peux pas vous le dire… Je…
Je pose mon glass d’un geste si brusque que le pied casse net. Je tourne vers mon voisin de banquette un regard qui ferait fondre un réfrigérateur.
— Écoute, Mathieu, tu as beau travailler chez un agent de change (et j’appuie sur le terme), n’oublie pas que tu as encore ton coulant de serviette à Poissy. Quand on a un pedigree comme le tien, on tâche à faire plaisir à m’sieur l’agent chaque fois que l’occasion se présente, tu me comprends ?…
— Vous fâchez pas, proteste-il, un peu pâle.
Il ajoute :
— Je suis pas un saint, m’sieur le commissaire… Seulement, voyez-vous, j’ai jamais becqueté à la grande gamelle. Je demande pas mieux que de vous rendre service, mais…
— Arrête, Mathieu, tu vas me faire chialer et j’ai oublié mon mouchoir ! Quand tu te mets à jacter sur ta conscience, y a comme de la Marseillaise dans l’air… Je te demande deux choses. Primo : où peut-on rencontrer cet Abel ? Deuxio, mais c’est la question subsidiaire : s’occupe-t-il de boxe ?
Mathieu fait claquer ses doigts. La fille au regard éteint a dû potasser l’alphabet sourd-muet sur les pages illustrées du Larousse car elle rapporte des pastis sans que Mathieu ait proféré un seul mot.
Mon compagnon se masse le naze.
— M’est avis, fait-il, que Dubœuf drague dans un bar, avenue Junot… Vous dire lequel, je m’en rappelle plus… Maintenant, pour ce qui est de la boxe, c’est possible qu’il s’en occupe…
Ce disant, il a l’air aussi franc qu’un monsieur rentrant chez lui à minuit couvert de rouge à lèvres.
— Ce que tu es plus sympathique, Mathieu, quand tu laisses ta conscience dans le porte-parapluies !
Il n’a même pas le courage de sourire. Je sors de l’auber de ma vague pour douiller l’orgie anisée, mais il étend un bras décidé :
— Laissez, m’sieur le commissaire, je suis ici dans mon fief…
Je rengaine mon bel argent sans insister. Ça le vexerait, et avec les hommes donneurs, il faut se méfier.
Le soir tombe avec un bruit mat lorsque je m’insinue dans un café de l’avenue Junot. C’est le troisième que je visite. Dans les deux premiers, on m’a assuré ne pas connaître d’Abel Dubœuf (en daube) et ces affirmations m’ont été faites d’un air si innocent que je désespère de mettre ce soir la main sur le copain de Josephini. Pourtant, en entrant au Léon’s, mon regard rencontre celui d’un type qui sort précipitamment d’une cabine téléphonique. Ce type doit être Abel, si je m’en réfère à ses cheveux en brosse et à son désir de se tailler. Pas d’erreur, le taulier du deuxième troquet a passé un coup de bignou ici pour prévenir Abel qu’un poulet déguisé en beau garçon le cherchait, et Abel préfère remettre notre entrevue à plus tard.
Je le biche par un revers au moment où il va passer le seuil.
— Minute, fais-je, je voudrais vous dire un petit mot…
— Mais je ne vous connais pas…
— Nous allons faire les présentations, venez avec moi…
Il doit être du genre patient car il se fout en renaud : d’un coup de patte il me fait lâcher son veston.
— Dites donc, faudrait voir à ne pas jouer au petit soldat avec moi, hein ?
Je soupire et lui montre ma carte.
— Tu t’appelles bien Abel Dubœuf ?
— Il paraît.
Hargneux, il jette :
— Mais c’est pas une raison pour me tutoyer, on n’a pas gardé les vaches ensemble !
Il a de l’esprit, Dubœuf !
— Excusez-moi, m’sieur le baron, murmuré-je, j’avais pas remarqué le blason brodé sur votre slip.
L’homme me déplaît souverainement. Je n’ai jamais eu beaucoup de tendresse pour la pègre, mais il y a des tronches qui dépassent une catastrophe. De cet individu se dégage une impression déprimante de saloperie ambulante. Il doit être teigneux, haineux, sournois, mauvais et diabétique.
— Vous allez me suivre illico, coupé-je brusquement.
— De quel droit ?
Le populo remue dans la strass. Les consommateurs — tous des malfrats — regardent ce début de corrida d’un œil trouble. Je me demande s’il va y avoir de la bigorne…
— Vous avez un mandat d’amener ? questionne Abel.
C’en est trop.
— Le voilà, dis-je en lui plaçant un gauche très sec au foie.
Il se plie en deux, manquant d’air… Il voudrait riposter, mais je l’ai cueilli à la surprise, en lui livrant tout le pacson.
Quelques truands s’avancent, avec l’air de vouloir des explications.
— Bas les pattes, Azor, fais-je au premier de la série. J’ai à faire avec monsieur, mais si vous cherchez du suif, j’appelle à la garde et ça va être le grand emballage maison. Je vous promets qu’en sortant du trou vous pourrez vous tapisser d’étiquettes « Fragile ».
Ces honorables personnages n’insistent pas. J’aide alors Dubœuf à se relever et je l’entraîne jusqu’à ma charrette. Je le pousse à l’intérieur, je mets le cliquet de sûreté et je m’installe au volant.
Quand nous atterrissons douze minutes plus tard à la grande crèche, le gars Abel a récupéré. Il ressemble plutôt à Caîn, du moins à l’idée qu’on se fait de ce brave garçon : yeux fuyants, lippe mauvaise…
— Ce ne sont pas des procédés, rouscaille-t-il. Je suis en règle et je ferai valoir mes droits…
— On en parlera à tête reposée, comme disait le gnard qu’on emmenait à la guillotine.
— Très drôle, marmonne-t-il. Au juste, vous me voulez quoi ? J’ai jamais vu ça : un flic qui vous rentre dans le chou sans un mot alors qu’on a une conscience nette !
— Ta conscience, rectifié-je en le faisant sortir de la guinde, elle ressemble à des lavatories publics ! Allez, amène-toi…
— Vous m’arrêtez ?
— Comme qui dirait…
Il s’écrie :
— Ah oui ?
— Oui… Presse-toi, le temps me dure de t’avoir entre quatre murs…
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