— Parfait, parfait…
Il pose la main sur le dossier d’une chaise.
— Vous permettez ?
— Faites…
Il s’assied, pose son parapluie bien roulé entre ses jambes, accroche après le manche de l’engin son chapeau à bords roulés et tapote le col de chemise que sa femme bien roulée lui a amidonné afin qu’il ait davantage l’air d’un dindon, sans doute.
— Commissaire, je suis venu vous parler de notre affaire.
— Bonne idée !
— Suivant vos indications, j’ai perquisitionné chez Stone. J’ai pu ouvrir le coffre et j’ai découvert la cargaison de cocaïne. Cet homme était à la tête d’un important trafic de stupéfiants. Il avait de nombreux revendeurs dans tout le pays et je le soupçonne même d’avoir eu un rayonnement international.
— Je suis bien aise de l’entendre…
— Ce que je ne comprends pas, dit-il, c’est comment, partant de Rolle, condamné à mort pour homicide, vous êtes parvenu à démasquer cet homme ?
— Je crois vous avoir résumé le processus de mes investigations, mon cher collègue.
— C’est vrai. Aussi, comprenez, ça c’est pas une question que je vous pose. Je dis cela sur un ton vague. D’après vous, quel rapport existe-t-il entre Stone et Rolle ? Car il en existe un, puisque partant de l’un, vous êtes arrivé à l’autre…
Je me frotte le menton où ma barbe n’en finit pas de croître.
— Cette fille, Martha Auburtin… dis-je enfin. Je voulais l’interroger au sujet d’Emmanuel Rolle. En la cherchant j’ai trouvé son cadavre. Ce qui, automatiquement, m’a amené à chercher son assassin présumé…
— Higgins ?
— Higgins, oui… L’homme aux cheveux gris. À propos de ce mec, vous avez du nouveau sur lui ?
— Non. Il semble s’être volatilisé…
— Sa voiture, l’Hillmann rouge ?
— Nous l’avons trouvée dans un garage de Douvres où il la laissait régulièrement, ce qui m’inciterait à penser qu’il a filé en France.
Elle s’y trouvait depuis plusieurs semaines. Aucune trace intéressante. Cette auto portait un faux numéro minéralogique…
Je fais la moue.
— Oui, de ce côté, ça m’a l’air bougrement négatif ?
— Ça l’est !
— Vous pensez qu’Emmanuel Rolle était affilié à la bande ?
Je hausse les épaules.
— Difficile à dire. Franchement, je ne puis me prononcer…
— Tout ceci reste très mystérieux, soupire Brandon…
— En effet…
Son nez pointu bouge. On dirait un lapin. Il a envie de me demander quelque chose, mais il n’ose le faire… J’attends qu’il se décide ; de mon plumard, je suis le petit roi.
— Dites-moi, San-Antonio, dit-il. Vous sortez de l’hôpital demain, n’est-ce pas ?
— Exact.
— Vous… vous rentrez en France immédiatement, bien entendu ?
Je souris.
— Pas sûr…
— Vraiment ?
— Non, j’aimerais retourner un peu à Northampton. J’ai dans l’idée qu’il y a des choses à découvrir là-bas… C’est de ce pays que partait la ficelle remontant à la source, c’est-à-dire au coffre de Stone. Il faut toujours reprendre les choses à la source…
— Très bien…
Il paraît soulagé.
— M. le commissaire, verriez-vous un inconvénient à ce que je vous assiste ?
Je le regarde.
— Écoutez, Brandon, fais-je, jouons franc-jeu, voulez-vous ? Sous le terme courtois « d’assistance » vous entendez me surveiller car vous me trouvez un peu trop saccageur, non ?
Il se tait. Ses genoux pointus se serrent sur le pépin roulé.
— Nullement, assure-t-il. Je suis sincère, commissaire… Je pense que vous êtes une nature d’exception car votre méthode relève plus du « sens » que de la logique et j’aimerais vous voir travailler. De plus, il me semble que vous ne parlez pas l’anglais…
Je l’examine attentivement. Son visage criblé de taches de rousseur est pur comme un ciel de printemps.
Il est sincère, je le sens.
— À mon tour d’être franc, Brandon. Oui, je marche au pifomètre, au nez, au pif, au tarin pour être précis ; seulement c’est un système qui ne peut avoir d’efficacité que dans la fantaisie…
« Oui… Si vous m’accompagniez, mes faits et gestes prendraient aussitôt des allures de démarche et c’est ça que je dois éviter… »
Il soupire :
— Sorry…
— Non, ne regrettez pas. Tenez, on va faire une chose : attendez-moi à partir de demain soir à l’auberge du « Lion Couronné ». Au moindre accroc je vous fais signe, ça boume ?
Il a un petit rire en incisives.
— Ça boume, répète-t-il avec son accent qui fait très Philéas Fog.
Il reprend son riflard, son chapeau et sa dignité. Il se lève.
— Avez-vous besoin de quelque chose ?
— D’une voiture automobile…
— J’en mettrai une à votre disposition demain dans la cour de la clinique…
— Merci. Oh ! dites, à propos de voiture, j’en avais loué une à un compatriote à moi : garage Excelsior, Northampton. Cette guindé est restée devant chez Stone…
— Ne vous tourmentez pas, murmure Brandon, il y a longtemps que je l’ai réexpédiée à son propriétaire.
Il sort.
Ces mecs du Yard, y a pas à baver, ils sont organisés…
Enfin, ce qui fait plaisir dans tout ça, c’est que les caïds anglais demandent à prendre du feu…
Le petit Français déguisé en curé qui vient leur lever une affaire de neige…
En plein été !
Vous allez dire que je vanne. Sans doute est-ce vrai, mais avouez qu’il y a de quoi !
CHAPITRE XV
Où il est encore question d’un pélican triste
— Bonjour, monsieur Standley, vous me reconnaissez ?
Le vieux pharmago est plus triste que jamais, avec son goitre, sa peau grise et ses yeux à demi fermés…
Il a un signe de tête affirmatif…
— À la bonne heure ! Je vois que vous êtes physionomiste…
Il me considère mornement. Sa boutique est vide de clients. Des araignées sont en train de mettre au point un service d’urbanisme pour la capture générale de toutes les mouches qui décorent les bocaux de points noirs. Leurs toiles s’étendent de partout…
Je referme la porte et je m’avance dans le magasin.
— Vous avez vu, cette pauvre Martha ? dis-je… Pas de chance, hein ? Une jolie fille comme ça…
Il hoche la tête d’un air lamentable. Lui, il n’a plus la force de s’apitoyer sur les malheurs de ses relations, il est descendu jusqu’au fond de la tristesse et il y bivouaque.
Veuillez enregistrer que, depuis mon entrée, il ne s’est pas exprimé autrement que par signes, ce qui pourrait laisser entendre qu’il est devenu muet, depuis la dernière fois…
— Tiens ! fais-je… J’ai beaucoup parlé de vous, il y a quelque temps…
Il lève une paupière, une seule, et son œil jaunâtre de cheval malade me fixe durement soudain.
— Vraiment ? murmure-t-il…
C’est bon de l’entendre parler. Son verbe ressemble un peu à un croassement, mais c’est du moins un bruit. Et le bruit, dans ce magasin, c’est ce qui fait le plus défaut (ça et les clients !).
— Oui, renchéris-je, revenant à mon idée. Je parlais de vous…
— Puis-je savoir avec qui ?
— Avec un homme qui vous connaissait… Je dis qui vous connaissait car il est mort… Vous avez dû lire ça dans le journal, puisqu’il s’agit de M. Stone.
Il rabaisse sa paupière lourde…
— N’est-ce pas ? insisté-je.
— Je ne sais pas de qui vous parlez, fait le bonhomme ? Comment avez-vous dit ?
— Stone… Les Messageries Stone, Bristol… Le yacht en feu…
« Vous ne lisez donc pas les journaux ? »
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