Ce qu’il m’a mis comme portion de parpaing, Stone ! J’ai été branché en direct sur l’infini… Vous parlez d’un voyage !
Enfin, ça se tasse un peu ; de tout ça il ne me reste qu’une douleur cuisante à la base du crâne et une gueule de bois maison, exactement comme si je m’étais envoyé un wagon-citerne d’eau-de-vie !
Mais ça n’est pas de l’eau-de-vie que j’ai avalé !
Mon intelligence est en veilleuse. Tout ce que je peux réaliser potablement, c’est que je vis et que je suis sur un barlu. Je n’ai pas la force de m’en étonner…
Je remarque que l’immobilité me fait du bien… Je me détends donc et je m’efforce d’oublier le peu que j’ai en mémoire… Pour résister au choc de cet aérolithe il ne faut pas avoir une boîte crânienne en sucre, je vous le promets !
Je flotte dans cette demi-torpeur lorsque je perçois un bruit. Je rouvre mes quinquets. Et ce que je vois me tire de mes limbes.
Stone est là, tout près, flanqué du gars blond. Mais si vous pouviez bigler ce dernier, vous vous fendriez la cerise. Il a le nez complètement aplati et noir. Son œil droit est fermé et enflé, il a un bandage autour de la tête. Sa figure hésite entre le jaune canari et le vert bouteille.
— Vous m’entendez ? demande Stone…
— Oui, je lui fais, mais ça ne vaut pas Lili Pons, soit dit sans vouloir vous vexer…
— C’est un coriace, grogne le blond…
— Tiens, murmuré-je, voilà le musée des horreurs en tournée !
— Oh ! m’sieur Stone, gronde l’autre, laissez-moi lui crever la paillasse, à cette ordure !
Il parle du nez vilain ! Ce qui est une façon de parler puisqu’on dit ça des gens qui parlent sans le concours de leur naze…
— Paix, dit Stone…
— Joli mot, apprécié-je, il figure sur un tas d’affiches et dans le programme des hommes politiques les plus belliqueux…
Je m’entends jacter avec plaisir.
La babille, moi, ça me dope. Je suis comme ça, vous me changerez pas. Balancer quelques couenneries, ça me fortifie ! C’est comme qui dirait mon calcium à moi.
— Il est increvable ! fait le grand blond avec une nuance d’admiration.
— Tu vois, mon trésor, je fais, nous autres, les petits Français, nous tenons le coup. Prenons ton cas, par exemple. Logiquement, tu devrais en ce moment être entassé dans deux poubelles, et pourtant, t’es là…
« D’accord, continué-je, t’es pas beau à voir… Une femme enceinte qui t’apercevrait serait sûre d’accoucher d’une guenon, mais tu vis et c’est l’essentiel… »
Il s’approche de moi et me met une baffe. Pas manchot, le copain. J’en vois trente-six chandelles et j’ai un goût de sang dans la bouche. Ce veau m’a fait éclater les lèvres. Ma rage rapplique à toute pompe ; je pense à la petite Grâce que cette ordure à gilet de daim a empoisonnée comme on empoisonne un rat. Je déplore intensément qu’il soit encore en vie. Ça m’aurait fait bougrement plaisir de lui régler son compte, à cet enfant de putain !
Je me mets sur mon séant.
— Tu me paieras ça ! fais-je en torchant d’un revers de main le filet de sang qui dégouline de ma lèvre…
— C’est ça : chez saint Pierre, dit-il, lorsque mon heure sera venue de t’y rejoindre, car tu vas y aller sans tarder… Tu me retiendras une bonne place…
— T’inquiète pas, elle sera chauffée ! Et bien chauffée !
— Ouais, tes astuces on commence à les connaître, t’as pas un autre disque à nous brancher ?
Il est debout devant moi, l’œil mauvais, d’autant plus mauvais qu’il est délicieusement cerné de noir avec des traînées violettes et vertes comme des taches d’essence sur les routes goudronnées.
La prudence m’ordonne de biaiser. Mais je n’ai pas envie de biaiser… Je prends un court élan et je lui carre un coup de boule dans l’estomac. Il refait sa séance de pneu dégonflé.
— Arrêtez ! ordonne Stone.
Quelque chose brille à son poing. C’est un gentil pétard nickelé.
Je redeviens sérieux.
Gilet-de-daim se relève en ahanant.
— J’y défonce la gueule, cette fois ! déclare-t-il…
— Non, fait Stone, pas tout de suite.
Il tire une paire de menottes de sa poche.
— Passe-lui ça, ça le fera tenir tranquille !
À la façon dont il parle, je pige que mon brillant compatriote à l’œil poché n’est que l’exécuteur des basses œuvres. Sans doute, dans les périodes creuses, lui fait-il passer la paille de fer !
Toute résistance est inutile… Je suis dans leurs pattes. J’ai raté ma première tentative de forcing, il ne me reste plus qu’à jouer perdant.
— Tends tes poignets.
J’obéis.
Clic-clic !
Et voilà le matuche enchaîné…
Ce que la vie est cocasse !
— Nous allons monter sur le pont, décide Stone, nous y serons beaucoup plus à l’aise pour bavarder.
Gilet-de-daim ouvre la marche, je le suis, poussé en avant par le canon du pistolet nickelé que tient l’armateur.
Gentille promenade à travers les coursives de ce bâtiment qui est un yacht ravissant. Partout du cuivre soigneusement briqué et du ripolin…
Ce doit être le barlu personnel du père Stone…
On arrive sur le pont. Une bise aigrelette souffle, venant du large. Au loin, très loin, une barre sombre indique la terre. Je comprends l’idée de Stone en m’amenant ici… En pleine mer il va pouvoir me faire des trucs méchants tout son soûl sans crainte d’être dérangé… Et quel meilleur tombeau que l’Océan ? Un poids de cinquante kilos aux pattes et adieu M. le commissaire… À la revoyure au ciel, comme disait le blond…
In England, pour accuser un type de meurtre il faut le cadavre. Mon cadavre va servir de nourriture aux poissecailles. Quatre-vingt-dix kilos de flic, ça remplace toutes les daphnies des pisciculteurs et c’est tellement plus avantageux !
Le blond m’assied d’un coup de tatane dans les côtelettes sur une chaise en osier qui frémit.
Alors Stone dit tout haut ce que je pense tout bas.
— Commissaire, il est essentiel pour moi que je sache comment vous êtes allé à mon coffre et qui vous en a donné la combinaison. Alors maintenant, vous allez me le dire. Ici vous êtes en marge de la société ; vous pouvez hurler tant qu’il vous plaira, personne ne peut rien pour vous…
— C’est vrai, dis-je on se sent en sécurité dans l’isolement.
Il ne prend pas garde à cette intervention.
— Inutile de… finasser avec vous, poursuit le vieux gland ; vous êtes en mon pouvoir et vous n’en ressortirez pas vivant…
Il approche son visage du mien, si près que je sens son haleine fétide. Ce mec-là a une maladie d’estomac.
— Seulement, enchaîne-t-il, il y a plusieurs façons de mourir… Il y a la méthode somme toute douce de la balle dans la nuque, et je vous la propose pour le cas où vous parleriez… Et puis il y a les supplices… Les connus, les communs… et les autres, ceux que peut inventer un homme possédant un peu d’imagination, vous me comprenez ?
Je ne l’ouvre pas.
— Avez-vous quelque chose à me dire ? fait-il…
— Oui, fais-je.
— À la bonne heure ! Parlez !
— Stone, vous puez de la gueule !
Il sursaute.
— Quoi !
— Vous puez de la gueule et vous avez le teint jaune, je vous parie ce que vous voudrez que vous souffrez d’un cancer du foie…
Il se met alors dans une rage folle. Si vous le voyiez, on dirait un roquet en fureur. Il commence par m’invectiver en anglais à un débit abondant et précipité. Puis il tire un couteau de sa poche — un canif plutôt — et me laboure le visage.
— Stone, continué-je en m’efforçant au calme, ce sont là des manières de vieilles fiotes. Vous seriez pédoque que ça ne m’étonnerait pas…
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