— Curieuse histoire que la mienne, n’est-ce pas ? murmure Aquoix.
— Très curieuse, conviens-je.
— Comment avez-vous su ?
Je me monte le col jusqu’aux sourcils.
— Je suis psychologue, vous voyez… J’ai pressenti…
Mais, comme je n’aime pas me cloquer les plumes du paon dans le fignedé pour chiquer au roi de la volière, j’enchaîne :
— Dites-moi où vous étiez cette nuit, entre onze heures et demie et deux heures et demie, et si votre alibi est recta je vous laisse tranquille, monsieur Aquoix !
Il baisse la tête.
— Ma vie privée a-t-elle donc une telle importance ?
— Dans la mesure où elle éclaire votre position vis-à-vis du meurtre de cette nuit, oui.
— Mais pourquoi me suspecter, moi ? Parce que je l’ai eu comme locataire ?
— Les desseins de la police sont comme ceux de la Providence, monsieur Aquoix, ils sont impénétrables.
Il se dresse. Je dois le botter et il a un coup de confiance.
— Nous sommes entre hommes, monsieur le commissaire.
— Indéniablement, fais-je.
— Je vis une existence très sédentaire… Toutes mes journées sont consacrées à ma fille. Je… je me réserve parfois certaines de mes nuits.
— Une maîtresse ?
— Même pas : des filles. N’est-ce pas le plus simple ? Je vais au bois de Boulogne, oui, je l’avoue, ou à Vincennes, pour ces piètres amours. J’emmène une fille dans une boîte de nuit. Nous buvons une bouteille de champagne avant de sacrifier à la chair. J’ai un instant l’illusion de sortir une femme…
Je détourne les yeux.
Qui donc a dit que tous les drames étaient des drames de la solitude ?
— Il va sans dire que si vous aviez besoin de retrouver absolument ma complice de cette nuit, la chose est faisable. D’ailleurs je peux vous citer le nom de l’établissement où je l’ai emmenée boire… C’est le Rayon X, à Saint-Germain-des-Prés, près de la faculté de médecine…
Je note sur mon bloc. Et tout en écrivant, j’ai un œil qui traîne sur les photos de la taule étalée devant moi. Je m’immobilise. La grosse sonnerie d’alarme carillonne à toute vibure dans ma guitoune.
— Ça va, monsieur Aquoix, vous pouvez disposer. Je peux vous assurer que cette affaire n’aura pas de suites pour vous.
Pour bien le lui prouver, je lui tends ma main fiévreuse et aristocratique. Il la presse.
— Merci de votre compréhension, monsieur le commissaire.
Voilà Aquoix simplex parti. J’empoigne la photographie qui m’a chanstiqué l’encéphale : il n’a pas le compas dans l’œil, Quillet. Et il s’est drôlement gouré en me disant que sur les photos le jardinet comportait des légumes. Les clichés me le montrent parfaitement inculte. Il y a un parasol et des chaises à l’endroit où gisait le cadavre de la femme ; et un banc à la Peynet à celui qu’occupait feu Keller.
CHAPITRE XVI
Dans lequel je mérite sinon la Légion d’honneur,
du moins le poireau !
Il fait sa maigre vaisselle. Et, moderne, il met des gants de caoutchouc s’il vous plaît.
— Encore moi, lancé-je.
Il paraît surpris.
— Vous n’avez pas trouvé les photos chez Barbautour ?
— Si fait…
Son regard est interrogateur comme un crocheton à bottines.
— Eh bien alors ?
— Je suis venu vous poser un problème.
— Bigre !
— Votre patron, le célèbre et tout-puissant Simon Persavéça, ne voulait pas que cette affaire transpire, n’est-ce pas ?
— Et il ne veut toujours pas ! affirme Quillet.
— Or nous sommes sur le point d’appréhender l’assassin. Que va-t-il se passer ? Ce type, on ne peut pourtant pas l’incarcérer secrètement et lui couper le cigare clandestinement ? Hein ?
— Ça me semble en effet difficile.
— Je ne vous le fais pas dire !
— C’est quel genre d’individu, votre assassin ? demande Quillet en me désignant un siège.
— Le genre secrétaire de rédaction refoulé et trop imaginatif !
Son front étroit s’empourpre.
— C’est encore un rébus ?
— Non, Quillet, cette fois c’est une accusation.
— Vous m’accusez, moi ?
— Vous !
— Insensé !
— De votre part, oui. Vous avez commis une erreur qui va vous coûter plus cher qu’aux gens nourrissant un préjugé vis-à-vis d’Astra. Tout à l’heure vous m’avez dit que sur les photos le jardin était cultivé, vous avez même précisé qu’il y avait des choux ou des poireaux !
— J’ai pu me tromper.
— Vous vous êtes trompé, en effet !
Je jette la photo sur la table.
— Dont acte !
— Et après ?
— C’est « et avant » qu’il faut dire. Vous m’avez affirmé l’autre jour que vous n’étiez jamais allé à la maison de Magny.
— Je le réaffirme.
— Alors, comment savez-vous qu’il pousse des poireaux dans le jardin ! Car, en effet, il en pousse ! ! !
Il a une réaction inattendue. Il éclate de rire.
— Oh ! m… ! Quel idiot j’ai été !
— Pas idiot, étourdi… Et du même coup, vous remplacez mon embarras d’enquêteur par un embarras d’homme.
— Que voulez-vous dire ?
— Que le scandale est inévitable pour votre journal. Notez que la gueule de Simon Persavéça, lorsque je vais lui faire mon petit rapport, vaudra le dérangement de France-Actualité .
— Ce sera quoi, votre rapport ?
— Ceci : « Monsieur le directeur, l’affaire est éclaircie. Voici comment les faits se sont déroulés. Votre collaborateur, l’estimable Quillet, organisateur de votre concours, avait des ennuis matrimoniaux. Sa femme faisait des fugues fréquentes. Un jour, dans des circonstances qu’il nous fera peut-être la grâce de préciser, il en a eu marre et l’a tuée. Son crime accompli, il a eu les jetons. Sa carrière était finie, sa vie brisée… À moins qu’il ne fasse disparaître le corps. Alors, comme c’est un petit mec porté sur la matière grise, il lui est venu une idée. Aller enterrer le cadavre dans cette propriété de Magny qu’il savait vide provisoirement et isolée.
« Il avait des sacs de chaux plein son appartement neuf. Il a embarqué la morte et une bonne quantité de chaux dans sa voiture par une nuit sans lune… »
Je m’interromps.
— Là, je poétise, fais-je.
— J’avais remarqué, dit Quillet.
Et le gars San-Antonio de poursuivre :
— « … par une nuit sans lune, monsieur le directeur, il est allé l’enterrer dans le jardinet de la maison constituant le gros lot. Il pensait que pendant la durée du concours (un mois, je crois m’en souvenir) la chaux vive détruirait en grande partie le cadavre, en tout cas le rendrait méconnaissable. Quand on le découvrirait, on ne pourrait l’identifier et en tout cas on ne suspecterait jamais l’humble Quillet. De plus, ce brave garçon songeait que le journal ferait l’impossible pour étouffer l’affaire…
« Et puis les choses se sont compliquées. Non seulement on a trouvé les restes de Mme Quillet, mais de plus ceux d’un trafiquant. Car c’est là l’ironie du sort : il y avait déjà un cadavre dans la propriété !
« Informé le premier de cette double découverte, Quillet a compris qu’il devait faire endosser les deux meurtres par l’auteur du premier . Il a enquêté, a appris que la maison avait eu pour locataire un truand. C’était signé. Il a téléphoné un soir au sieur Ange Ravioli en lui disant qu’il était un ami de Magny. Ça voulait en dire long pour le malfrat que je venais à l’instant d’alerter. Pour faire croire à un règlement de comptes entre gens du mitan et, peut-être aussi — qui sait ? — pour en tirer profit, Quillet a ordonné à Ravioli de se munir de fric… Rendez-vous a été pris. Fatal pour le patron du Raminagrobis. Une olive dans le chignon ! Bim ! Et l’affaire est classée. Quillet sait que le brillant commissaire San-Antonio, ici présent, parviendra à établir la culpabilité de Ravioli concernant le meurtre d’un des personnages trouvés à Magny. Ravioli étant canné, on le créditera également de l’autre, car on ne prête qu’aux riches. »
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