Juste au point que j’en émane, sur un étroit trottoir qui longe le Rio Evviva, je télescope un individu coiffé d’un chapeau affaissé, lequel tient un walkie-talkie. Ce mec est plus que gros, plus qu’obèse, il est positivement énorme, et j’en passe.
Comme je lui vrang le bide, il se fout en pétard et m’enguirlande. Et alors je reconnais tu devines qui ?
Le flic-mammouth auquel on nous conduisit au début de cet admirable récit.
Tu sais, y a un proverbe flahutin qui dit : « Qui tu vois t’a vu ». Eh ben c’est vrai pour ce pachyderme déguisé en cétacé. Comme je porte une robe, il met une bricole de temps à me souviendre, et puis, pousse un barrissement de cachalot touché par le harpon du terre-neuvien. Et il égosille dans son walkie comme quoi c’est moi, et que je suis là, et qu’il faut se rabattre d’urgence, fermer le quartier à double tour, ne laisser passer personne, arrêter tout le monde, même la fuite du temps, le progrès, la musique, les femmes, les enfants, les vieillards, les curés, le pape s’il s’aventure.
Je prends Marika d’une main, je flanque de l’autre mon pied dans le ventre de ce gros bavard, et puis pour finir c’est les jambes à mon cou. Tu te rends compte ? Tout ça avec juste deux mains qui ne sont même pas deux mains droites, s’y faut être doué ?
On cavale. Mais on n’ira pas loin.
Nous sommes à Venise, t’es au courant ? Quand on y marche dans cette fabuleuse ville, c’est toujours sur un îlot. Pour passer sur un autre îlot tu dois absolument traverser un pont.
Or, les ponts minuscules, en dos-d’âne, si romantiques, sont gardés. Y a des matuches à chaque, tonnerre de bonsoir. Non : pas mèche, comme disait un vilebrequin que j’ai beaucoup aimé. Nous sommes là comme deux rats dans une, etc. (ici, je place un « etc. » pour t’épargner le cliché de la nasse qui me pue au nez).
Et ça se pointe d’un peu partout, la flicaille. On se réfugie sous un porche très bas, espèce d’entrée à bateaux fermée par une grille. Des rats se sauvent de notre vue. Des gaspards gros comme ma cuisse, cré bon gu ! Je secoue la grille. Plus exactement je feins, vu qu’elle est insecouable, étant scellée comme une lettre de Louis XIV au gardien du Masque de Fer.
Pris.
Question d’une minute, de deux au plus.
C’est alors que le glabouillis frileux d’une gondole glissant sur l’eau sombre…
* * *
— Embarquez fissa ! ordonne Bérurier.
J’ai dit Bérurier ? T’es sûr ? Je ne me goure pas ?
Alexandre-Benoît Bérurier, dit Béru, dit le Gros, dit le Mastar, dit le Mammouth, dit Sa Majesté, dit l’Enflure ?
Lui ! Ici ! Vivant ! En chair et en os ! En graisse ! Opportun plus que jamais jamais.
Il est au volant d’une gondole, c’est-à-dire à la rame.
En maillot de corps à grille (celui qu’il change en mai-qu’on-peut-faire-ce-qu’il-te-plaît, et ne troque contre un en laine que le 1 eroctobre).
Rien que son maillot de corps.
Le reste est à l’air. Dieu merci il y a l’obscurité… Mais on devine une ombre gigantesque devant lui, une sorte de deuxième rame qui, pour l’instant, suit les caprices du courant.
— Remuez-vous le cul, quoi, bordel !
Oui, c’est bien le Gros, plus d’erreur. J’ai reconnu sa silhouette, son sexe, sa voix et son vocabulaire.
— Faut que vous vous étreindiez, sur le banc d’la pirogue, avoir l’air d’amoureux.
On obéit.
Le Mastar se met alors à ramer, ce qui n’est pas rien, car le tour de main touilleur des gondoliers, j’sais pas si t’es au courant, mais faut le choper !
Et tout en ramant, il se met à chanter à pleine voix. Brave Béru ! Comme il est psychologue. Comme il sait qu’un fuyard doit faire du raffut pour avoir des chances de passer inaperçu ! Il met toute la gomme, façon donneur de sérénade. L’heure esquisse qui nous grise, il y va plein tube, Pine-au-vent. Une canzonetta de sa composition, sur l’air de Retour à Sorrente .
O la bella zifoletta
Qué zé té fous dans lé frifri
Car tou mé fé dressé la couetta
Dou matino jusqu’à midi
Et on passe…
Sous un pont garni de flics.
Je roule des pelles sauvages à la mère Marika. Béru invente d’autres couplets.
On passe.
Au fil de l’eau…
On vire dans un autre rio, se cognant parfois aux berges cimentées, car notre gondolier n’a pas son permis A, mais on passe.
Et passer, repasser, c’est s’éloigner, t’es bien d’accord.
Le Mastar brame toujours. Sa grosse biroute brimbale comme le bourdon de Notre-Dame un jour où l’on sert le Te deum à la cathédrale.
Il chante, et sa belle voix de mélécasse-noble monte le long des canaux, escalade les façades des maisons pour, ensuite, filer jusqu’aux étoiles d’Italie. Maintenant, c’est sur l’air de O sole mio qu’il laisse aller sa verve romantique :
La bella bita
Qu’oun chibro commako
Je continue d’embrasser Marika, d’abord parce que c’est plus agréable que de cirer des godasses de facteur rural, et aussi parce que ça m’empêche de poser d’ardentes, d’impétueuses questions au Gros.
Voilà, on a largué la zone dangereuse. On dépasse la gare. Ça devient banlieusard… Enroué, Sa Majesté se tait.
— Putain d’elle, je dois z’avoir dans les pattounes des ampoules grosses comme des ampoules de projo ! grommelle l’Efficient en s’arrêtant également de godiller. Ces pommes, avec cette cuiller à pot pour manœuvrer leur cayatte, je te jure ! Quand tu penses qu’avec un petit Johnson de 3 CV ils pourraient se les rouler ! Y a z’encore des choses qui clochent en Italie.
Je m’interromps :
— Mais comment se fait-il, Gros ? Comment…
L’émotion me noue le corgnolon.
Il pige, mister Bastringue. Il est comme les gros toutous qui salopent ton salon en s’ébrouant, mais te font des caresses solides comme aucun roquet à trois cent mille francs la saillie.
— T’as cru qu’j’étais mort ? Moui, j’l’avoue, ce coup de ya m’a évanoui à cause qu’y m’a t’atteint un musc’ du dos. Les aut’ bœufs aussi, on cru. Y m’ont coltiné en bas, dans la flotte. Et l’eau m’a réanimosité. J’m’ai sorti de la baille. Et puis juste peu après, y a z’eu un bruit de pas : c’tait le barbu à lunettes noires qui descendait. Je m’ai dimissulé. A ma grande stupéfiance, ce con est sorti par une hirsute secrète consécutive à une estatue dont il suffisait de pousser pour qu’é bascule.
« J’ai pris le même chemin.
« S’l’ment j’avais pas un pion pour moi. Et malgré tout, ma blessure me chicanait.
« Alors une sœur d’charité hollandaise qui passait à promiscuité m’a constaté la défaillance. S’est approchée. E causait un peu de français, moi j’cause un brin d’hollandais pisque j’sais dire cacao, tulipe, moulin à vent, tout ça, bref on a pu faire un bout de conservation. J’y ai bonni que des voillioux véniteux m’avaient poignardé et retroussé. Ça l’a fait pitié, alors é m’a conduit à son hôtel, cette sainte femme, qui s’appelle, pas la religieuse, mais l’hôtel, l’ Albergo Alfredo Royal . Elle m’a soigné avec un dévotionnement digne des doges, rapport qu’elle est infirmière dans un hosto de Watterman en n’Hollandie. Moi, pour la remercier, j’l’ai déberlinguée en camarade, ma bien chère sœur. Au début, elle refoulait, mais j’y ai espliqué qu’soigner un homme en nécessité, c’est pas seulement y faire un pans’ment, y a d’aut’ soins à lui donner. A force d’persuadion ell’ a fini par admettre et j’y ai émietté l’tympan chaglatteur. Un vrai régal.
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