Et t’éclatent ses lèvres, t’aplatit son nez, t’arrachent ses oreilles, te tuméfient ses pommettes. Encore ! Tiens, prends ! Quoi ? Lui subsistent des dents ? Ah, pas de ça, Lisette. Cric croc ! Crocs blancs ! Crache ! Il va pour écrouler, alors je le maintiens vertical en l’appuyant contre le mur de mon poing gauche, tandis que le droit continue de le « démandibuler ». Ensuite c’est au tour de ses gencives. Je veux pas qu’il puisse bouffer avant la restauration de Venise. Il prendra ses repas au goutte-à-goutte.
Ce sera pain bénit, comme dit ma Félicie.
C’est la survenance de Marika qui me stoppe. Sinon je le mettrais en charpie, et même en Charpini. La jeune femme a l’œil trouble.
Pourtant elle trouve le moyen de s’écrier, devant le cadavre de Spontinini qui vient de passer (outre) :
— Oh, non ! C’est pas possible ! On n’a pas fait ça !
Je laisse tomber le Mystérieux, au propre, au sale et au figuré. Me retourne fou furax contre la gonzesse.
— Bougre de petite salope, vous y teniez, hein, à votre vieux birbe ? Amoureuse de cette incarnation du diable, une fille comme vous, merde !
Elle secoue la tête.
— Mais non, espèce d’abruti, je le détestais au contraire ! Mais vous avez tout gâché ! Tout gâché ! Tout gâché !
— J’ai gâché quoi ? bredouille l’exquis Santo-nionio, ahuri devant une réaction aussi inattendue.
Elle a un regard ultra-flétrisseur, puis murmure :
— Pauvre con !
Y en a qui tolèrent, moi pas.
Et ne peux pas m’empêcher de lui filer une mandale.
Tu sais que ça la calme ?
Je dénombre les victimes de cette cruelle affaire : mon adorable Béru ; Johnny, mon sauveur ; l’abominable Spontinini, et, d’ici extrêmement bientôt, le jeune comte Fornicato. Mince d’hécatombe !
La Marika s’est affalée dans un fauteuil, elle tient sa tête à deux mains. Pas moyen de lui tirer une broque. Le décès de Spontinini la ravage pis que s’il s’agissait de çui d’son vieux papa. Elle est anéantie, perdue, éperdue, abîmée, dans le plus noir coltar. Je la laisse récupérer et me penche sur le Mystérieux, l’un des derniers interlocuteurs valables qui me reste, à condition toutefois de le réparer un peu. Histoire de le ranimer, je lui entifle un goulot de scotch à travers ses tuméfiances. L’alcool le propulse hors des comatages où il macérait. Ses belles paupières batraciennes, d’un noir violacé, se soulèvent un tantisoit et son regard couleur de rubis bien taillé se remet à me concevoir. Y a pas mal de crainte dans cette prunelle boxée. C’est visiblement un intellectuel, et nombreux sont les intellectuels qui ne supportent pas plus les gnons que le gras-double frit et servi avec une béarnaise.
— Qui êtes-vous ? je lui demande ex abrupto , grâce à mes connaissances d’italien.
Il essaie de regrouper ses muscles faciaux un peu dispersés par ma séance et de les coordonner avec ses cordes vocales. Cette réparation expresse ne donne pas des résultats probants, toujours est-il qu’il crapatouille, comme un qui causerait à travers une paille :
— M’nom est ’rnesto M’serere.
— Pardon ?
— ’rnesto M’serere…
— Wiliou ripite slolé, plize.
Il tente de lécher les deux tronçons de boudin qui lui servent provisoirement de lèvres et parvient à préciser :
— Ernesto Miserere…
Je marque une rédaction, je veux dire une réaction (thermidorienne).
— L’un des chefs néo-fascistes ? Celui qui a créé en Italie les brigades d’épuration et que la police recherche ?
Il branche son chef de chef.
Et juste comme il, v’là que des coups retentissent à la porte du bas. Mais véhéments. Pas du toc-toc d’amoureux venu calcer la maîtresse de maison pendant le sommeil de ce dernier. Du gros badaboum péremptoire, légal, et pour tout dire : policier.
Je cours à la fenêtre, essaie de mater à travers les barreaux en fer forgé. En me cisaillant la bouille, je parviens à distinguer un chouette patacaisse : le palais est plus cerné que les yeux d’une jeune mariée au lendemain matin de sa nuit de noces. Des vedettes de la police, projecteurs braqués, composent une sarabande assez joyeuse, mais qui ne m’amuse pas. Et le ponton est noir de flics. Et ça jacasse, ordonne, vitupère, enjoint, suppute, exige à qui mieux mieux. Tu parles que les coups de feu ont donné l’alerte. Et maintenant c’est l’assaut qui est donné, à titre de prime.
Je sens que je vais la sentir souffler, mécolle, avec tous ces cadavres, brigands, agent secret, chef facho et consort.
Et ce pauvre comte Embanque qui n’a presque plus d’oxygène à son crédit ! Sa nounou-panthère, la Caramella qui fera des dépositions sauvages…
Il aura droit au Pont des Soupirs à perpète, le beau Santantonio, malgré l’édition de ses zœuvres chez Mondadori (mon adoré). Le Cuba de Fosse (sur-Mer) il va toucher. Messieurs les archers vont te l’emporter droit dans leurs geôles humides comme des frifris de collégiennes.
C’est alors que le signore Miserere se relève en geignant.
Il a pigé la situation.
— Partons, vite !
— Vous en avez de bonnes : le palais est cerné.
— Il existe une issue secrète derrière la crypte ! C’est par là que j’entre ici sans être remarqué.
* * *
On dévale silencieusement les escadrins, Marika, le néo-facho et ma pomme.
Dehors, ça impatiente et v’là qu’on commence d’enfoncer la lourde. Mais heureusement, cette vaillante porte n’est pas née d’hier et pour la faire sortir de ses gonds, celle-là, faut pas pleurer l’huile d’épaule.
On continue de descendre. On emprunte le couloir conduisant à la chapelle, et je me rends compte qu’à son arrivée, tout à l’heure, Ernesto est passé à pas deux mètres de moi.
Au moment où nous allons longer la crypte, il aperçoit le coffiot et se cabre.
— Mon Dieu ! je l’entends — ou plutôt le devine — chuchoter.
— Vous avez une idée de ce qu’il contient ?
— Oui.
— Dites…
Et comme il ne moufte pas, je murmure :
— Je le sais, j’ai vu…
Alors comprenant qu’effectivement j’ai vu, puisque la boîte est décapsulée, il chuchote un nom à mon oreille. En moi, c’est la brutale illumination. Je savais, mais sans savoir. Ça trémoussait dans mes entendements profonds. Une idée me démangeait que je me refusais à formuler, pas qu’elle devienne réelle.
— C’est le comte Fornicato qui l’a tué ?
— Je le crains.
— Et qui a enfermé le corps dans ce coffre, puis immergé celui-ci avant de s’enfuir en Suisse ?
— Hélas !
Il se signe, tête basse, en trois exemplaires.
Mais ça ne fait pas mon beurre.
— Alors, cette sortie secrète ?
Il me désigne une niche, au fond du couloir, dans laquelle subsistent les restes d’une statue de marbre fortement endommagée.
— La statue bascule. Allez !Vous ne venez pas ?
— Pas tout de suite…
Il nous quitte pour s’approcher du coffre ex-fort. Bon, qu’il se fasse gauler si ça lui chante, je ne demande que ça. Lui préfère être le dernier du culte.
On les met avec Marika.
Oui, la statue bascule.
Le boyau étroit qu’elle nous découvre s’enfonce dans un noir tellement dense qu’il en paraît quasiment blanc. Je remets la statue debout, ce qui est treize zézé. Puis on s’en va en se heurtant aux parois, comme deux suppositoires aveugles dans le rectum d’Amin Dada.
* * *
Tu parles d’un cadeau !
J’espérais ressortir à l’autre bout de la ville, moi.
Et au lieu de ça, on débouche niaisement dans l’immeuble voisin, qui est un petit palais croulant.
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