Andreas Eschbach - Station solaire
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— Je suis très sérieux, déclara Jayakar avec une mine de conspirateur. J’ai graissé la patte à un employé de la base pour qu’il retienne la navette. Comme ça, on pourra encore profiter de vos petits plats pendant quelques jours.
En apesanteur, manger n’a rien d’évident non plus. Le problème majeur consiste à éviter que les bonnes choses que vous avez sous le nez ne se soulèvent de l’assiette et prennent la clé des champs. Pour y remédier, chaque plat est équipé d’un couvercle solide et étanche. Et, en guise de couverts, les astronautes disposent d’une sorte de pince effilée, proche de ces pinces à sucre qui étaient du dernier chic au temps de nos parents. Le procédé est le suivant : de la main gauche, soulever légèrement le couvercle et, de l’autre, piocher un bon morceau.
Pour les débutants, il est conseillé de commencer par un plat en sauce bien gélatineux. Ainsi, les morceaux adhéreront à l’assiette et le néophyte pourra se concentrer pleinement sur le maniement de la pince. Enfin, il lui faudra apprendre à déglutir : l’attraction terrestre n’étant plus là pour l’y aider, il aura au début l’impression de manger couché, ou la tête en bas, et de devoir forcer une résistance pour avaler. Question d’habitude.
À la satisfaction générale, Sakai sortit une bouteille de vin de prune grand cru et offrit une tournée. Pour fêter un anniversaire personnel.
— Il y a dix ans jour pour jour, j’ai eu à repasser un examen important. Si j’avais échoué, j’aurais dû quitter l’Aérospatiale. Mais… j’ai réussi.
— Quel coup de veine pour nous !… ajouta Moriyama, nous laissant la libre interprétation de cette remarque à double sens.
— Apportez les verres ! s’écria Jay.
En fait de verres, il s’agissait de petites poches transparentes en plastique souple, pourvues d’un goulot refermable et d’une courte pipette. Pour boire, il suffisait de presser le liquide entre ses lèvres comme si on suçait un tube de dentifrice.
Quant à extraire le vin de la bouteille, c’était encore une autre paire de manches. La manœuvre était délicate et extrêmement rare, car le transport des boissons ne se faisait pratiquement jamais dans ce conditionnement. Sauf, précisément, quand un astronaute dissimulait ce genre de petite gâterie dans ses propres bagages. Mais, cela s’étant déjà produit, on avait la technique. Dans le fin fond des placards de la cuisine, je dénichai ce qu’il nous fallait : un instrument à mi-chemin entre le siphon à crème et l’appareil respiratoire. Une fois que Sakai eut retiré le bouchon – et que le vin, comme il fallait s’y attendre, n’eut montré aucun empressement à quitter la bouteille – j’introduisis l’objet dans le goulot. Le principe en était très simple : à l’extrémité du tube étroit se trouvait un ballon non gonflé. En activant un levier de compression, la poche de caoutchouc se remplissait d’air. Le liquide remontait ainsi jusqu’au col et s’écoulait par une sorte de gicleur incorporé.
Yoshiko déclina l’offre de Sakai :
— Je suis de premier tour de garde ce soir. Donc rien pour moi, merci.
— Et moi de deuxième tour, lança Jay. Donc de première tournée !
Moriyama suivait cette joyeuse agitation avec un sourire patient.
Naturellement, le règlement de l’administration spatiale n’autorisait pas la moindre goutte d’alcool à bord de la station. Mais, tout aussi naturellement, il était impossible de respecter en permanence les consignes. Et le commandant ne refusa pas le verre que Sakai lui tendait.
Quelques gorgées suffirent à réchauffer l’atmosphère. Les langues se délièrent et le volume sonore monta d’un cran. Pour ma part, je me tenais en retrait, sanglé sur mon siège, me contentant d’écouter ce qui se disait tout en sirotant cet excellent vin.
Mon regard glissa à nouveau sur la grande mappemonde qui recouvrait un mur de la salle. C’était une de ces cartes à la nouvelle mode : le monde n’y était plus centré sur l’Atlantique mais sur le Pacifique. Donc Amérique du Nord et du Sud à droite, Asie, Afrique et Europe à gauche.
J’avais lu un jour qu’à l’origine ce type de planisphère n’était rien d’autre qu’un canular publicitaire lancé par le syndicat d’initiative d’Honolulu : une carte sur laquelle Hawaii se retrouvait placée exactement au milieu. Mais, après l’organisation des Jeux olympiques à Sydney en l’an 2000, l’expansion qu’avait connue la ville en avait fait une sorte de capitale culturelle et économique de la zone non asiatique du Pacifique. Un éditeur local avait alors repris l’idée et, cette fois, ça n’avait plus rien d’une blague. Il fit établir des projections exactes, publia des posters, des cartes murales et des atlas entiers basés sur ce modèle, et, depuis, cette forme de représentation du monde rencontrait une popularité croissante.
Tanaka s’adressa à Jayakar par-dessus la table :
— Alors, vos compatriotes européens ont à nouveau de grands projets, à ce qu’il paraît ?
— Mes compatriotes européens ? rétorqua Jay, surpris.
Tanaka eut un haussement de sourcils.
— Vous êtes bien britannique, non ?
— Ah oui, acquiesça-t-il. Aussi. Et qu’est-ce qu’ils ont en tête ?
— Une fusée Ariane devrait décoller cette nuit pour placer un satellite d’observation en orbite autour des pôles, rapporta Tanaka. La nouvelle nous est parvenue cet après-midi, peu après que j’ai pris mon tour de garde sur le pont.
— Un satellite d’observation ? s’étonna Iwabuchi.
— Oui. Un appareil baptisé Transgéo 1. Et pas des moins chers : le message précisait combien de millions il a coûtés, en francs, en marks ou en dollars, mais je ne m’en souviens plus. J’ai seulement trouvé étonnant que l’Europe continue de s’intéresser tellement au reste du monde…
Jay leva les bras en signe de défense.
— Vous ne pouvez pas me coller sur le dos tout ce que font les Européens. D’ailleurs, je suis à moitié indien.
— Mais vous aviez plutôt la belle vie à Cambridge, non ? demanda Moriyama.
— Ah ça, on peut le dire ! répliqua Jay d’un ton sec. Deux fois, des nazillons ont saccagé mon appartement en barbouillant les murs de slogans franchement raides.
— J’ai toujours cru que, si vous étiez venu au Japon, c’était à cause de l’argent, le taquina Yoshiko.
Jay ricana :
— Si c’était ça, je n’aurais plus aucun crédit en tant que mathématicien… Certes, je gagne aujourd’hui cinq fois plus, mais dans un pays où les prix sont multipliés par dix.
Mon regard tomba une fois encore sur la mappemonde et je bus une autre gorgée. Si ce type de carte avait connu un succès aussi fulgurant, c’est sans doute parce qu’il rendait parfaitement compte des rapports de forces du vingt et unième siècle. Comparées à ce que j’avais connu dans mon enfance, les zones d’influence s’étaient radicalement déplacées. Le Pacifique constituait l’espace économique le plus important. Le Japon, largement en tête des nations industrialisées, occupait sur ce planisphère la place qui lui revenait de droit : celle du milieu. À ses côtés, la Corée, son concurrent direct. Et la Chine, gigantesque puissance économique – ne serait-ce que par sa masse – sur le point de donner le coup de grâce à la couche d’ozone de l’hémisphère nord par une campagne de mobilisation aussi obstinée qu’incompréhensible. L’Australie. Et, de l’autre côté du Pacifique, on trouvait les pays du littoral sud-américain, toujours à la traîne, et les États-Unis : Los Angeles, qui se remettait difficilement des conséquences des deux derniers grands séismes, et Seattle. Le reste du God’s Own Country était tombé entre les mains de fous religieux et de fanatiques qui se prenaient pour des ultra-écologistes, mais dont le principal souci était de ruiner l’économie nationale en la ravalant au niveau de celle d’un pays en voie de développement. Seuls deux Américains sur trois étaient encore capables d’écrire autre chose que leur propre nom, et il était redevenu illicite d’enseigner à l’école les théories de l’évolution de Darwin.
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