J’ai attendu vingt minutes au lieu de dix. Je suis montée encore plus vite. En passant devant les portes des voisins, j’avais l’impression que tous m’observaient à travers leur œilleton. En pénétrant dans l’appartement, j’ai refermé derrière moi et je me suis adossée à la porte, pour souffler. Mes caisses sont toujours là. Mais, en vérifiant les adhésifs, je m’aperçois qu’il en a quand même ouvert certaines. Je trouve cela révoltant. Sur le mot annonçant que je passerai tout prendre le samedi matin, il a rayé 9 heures et marqué 10 heures. Un vrai mufle, jusque dans les plus infimes détails. Je donnerais cher pour voir sa tête lorsqu’il découvrira lundi prochain qu’il n’aura plus non plus ni électricité, ni eau… Ça aussi, je le payais. Lui qui rêvait de vivre dans une grotte va être servi. En plus, une grotte au cinquième étage avec un diplodocus qui s’appelle Tanya, ce n’est pas courant.
Ce matin, je dois récupérer mes derniers papiers, mes livres et quelques DVD. Pour les bouquins et les films, il ne risque pas de me faire des histoires. Côté lecture, s’il n’y a pas d’images, ce n’est pas pour lui. C’est encore mieux si ce sont des photos de motos, de montres ou de filles qui s’habillent quatre tailles au-dessous de ce qu’il leur faudrait pour mener une vie normale. Et pour les films, la seule fois où je l’ai vu pleurer devant un écran, c’est quand son club préféré a été éliminé de la coupe du championnat de la ligue de je-sais-pas-trop-quoi…
J’ai rempli huit cartons supplémentaires qui sont allés rejoindre les autres. En venant en déposer un dans le couloir, j’ai entendu du bruit sur le palier. Je me suis figée comme une épileptique qui tente de se contrôler dans un Photomaton — plus un mouvement mais secouée de spasmes. Je ne vais pas être nette sur la photo. J’entends des pas, un trousseau de clefs que l’on agite. Hugues en avait un énorme. Je n’ai jamais su à quoi toutes ces clefs pouvaient lui servir et j’ai toujours trouvé ça stupide, mais ça devait lui donner de l’importance et servir l’image qu’il se faisait de lui-même. En entendant leur tintement, je me suis mise à trembler. J’ai tout envisagé : me cacher dans un placard, révéler un superpouvoir qui me rendrait invisible sous le coup du stress, arracher un des rideaux et me cacher dessous pour faire semblant d’être le fantôme des Noëls passés ou encore sauter par la fenêtre. Tout l’éventail de l’imaginable a défilé dans ma pauvre tête en deux millisecondes. Et puis sur le palier, c’est une autre porte qui a été ouverte. Sans doute un voisin. Mon cœur battait si fort que j’ai été obligée de m’asseoir. Il m’a fallu quelques minutes pour reprendre mon calme, si on peut parler de calme. Ensuite, puisque j’avais perdu du temps, je m’y suis remise comme une enragée.
J’ai terminé pile à l’heure programmée. Ça y est. Trop heureuse d’en avoir fini avec cette épreuve-là. J’ose à peine imaginer ce que j’aurais enduré s’il avait été présent. Il m’aurait suivie partout, pas pour me surveiller mais pour me parler, de lui évidemment. Je préfère avoir peur et être seule plutôt que d’être sans arrêt décontenancée par les propos nombrilistes d’un enfant qui n’assume rien.
Au moment de partir, j’ai fait un dernier tour dans l’appart, sauf dans la chambre. Même avec ce que j’ai retiré, le décor n’a pas vraiment changé. Finalement, il n’y avait pas beaucoup de moi ici. J’habitais chez lui. Quand je regarde froidement l’agencement et le contenu des pièces, je me dis que c’est un appartement banal, comme notre histoire. En partant, je me sauve, dans tous les sens du terme.
Ce quartier, je n’y viens jamais, il m’arrive seulement de le traverser en voiture. Mais comme tout le monde en ville, je connais sa réputation et le prix du mètre carré. C’est le cœur historique de la ville, un peu en hauteur, dominant le canal, entre l’ancien monastère et le palais de justice. On y trouve des immeubles en pierre de taille aux façades classées, de larges trottoirs protégés par de beaux arbres centenaires plantés régulièrement. Les réverbères ont un air Belle Époque. Même les voitures stationnées en disent long sur le niveau de vie de ceux qui résident ici. Je n’ai pas l’habitude d’évoluer dans ce genre d’endroit, mais j’y vois au moins un avantage : je suis plus près de mon travail. Sur la place au bout de ma rue, je peux prendre un bus qui me fait gagner quinze minutes par trajet.
Il est un peu plus de 16 h 30 lorsque je remonte la rue. De nombreuses femmes raccompagnent des enfants tout juste sortis de l’école voisine. J’aurais l’âge d’être l’une d’elles, mais aucun petit ne me tient la main et, au train où vont les choses, cela n’arrivera certainement pas. Je ne suis d’ailleurs pas certaine que toutes les femmes que je croise soient les mères des enfants. Sans doute des assistantes maternelles, peut-être des employées de maison.
Je passe devant un fleuriste, un pressing, une boulangerie-pâtisserie et un opticien. Dans mon précédent quartier, il y avait un café Internet, une supérette 24/7 et un magasin de fringues d’occasion. Un autre monde. J’arrive devant le numéro 22, une haute porte cochère. C’est étrange. Je ne viens rencontrer personne. J’ai simplement rendez-vous avec mon futur. Je découvre cet endroit pour la première fois alors que je vais y vivre. Je ne l’ai pourtant pas choisi. Même si c’est une aubaine, je suis curieuse de voir où je vais passer les prochains mois.
J’ai noté le code sur un papier soigneusement glissé dans mon porte-monnaie. Je le compose sur le clavier rutilant. Un déclic. Je pousse le grand battant de bois et là, je débouche dans une vaste cour intérieure, une sorte de place privée au centre de laquelle trône un massif d’arbres et de plantes. Impossible de soupçonner l’ampleur de l’endroit depuis l’extérieur. Une allée pavée circulaire entoure le bosquet, assez large pour contenir trois ou quatre véhicules. Sur la gauche, une entrée de garage souterrain et, au fond, un perron de belle taille. L’espace est cerné par les façades des immeubles de l’adresse, sans doute d’anciens hôtels particuliers réunis. Lorsque la porte se referme derrière moi, la rumeur de la rue et les rires des enfants qui chahutent s’estompent d’un coup. Toutes les fenêtres qui donnent sur la cour me font l’effet de dizaines d’yeux qui me scrutent. Mais cette fois, je ne suis pas une intruse, juste une petite nouvelle.
Je monte les marches en observant autour de moi. C’est certain, Émilie va être impressionnée quand elle viendra dîner. J’entre dans le hall et me dirige directement vers la loge de la gardienne. Je frappe. Un petit monsieur plus très jeune ne tarde pas à venir ouvrir. Il porte une blouse bleue comme les quincailliers d’autrefois.
— Bonjour ! Je cherche la gardienne de l’immeuble, vous êtes peut-être son mari ?
— Non, je suis la belle-sœur du pape. Et vous, qui êtes-vous ?
Déstabilisée par sa réponse, je bafouille :
— Je vais emménager dans l’appartement de Mme Orléana, c’est pourquoi je souhaitais voir la gardienne. C’est elle qui doit avoir les clefs.
— Il n’y a pas de gardienne ici. Je suis le concierge. Vous êtes sur mes terres. C’est moi qui m’occupe de tout. Ne bougez pas, Véronique a laissé une enveloppe et je dois vous expliquer comment ça fonctionne ici.
Il disparaît dans sa loge. Pas l’air commode, le bonhomme. Par sa porte entrouverte, j’aperçois un drapeau portugais croisé avec un drapeau français. Cela explique sans doute l’accent. Il revient avec une grande enveloppe.
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