Elle lève son verre à ma santé. On trinque, mais à l’eau. Et dans les assiettes, c’est poisson vapeur. Nous savons toutes les deux que nous expions notre dîner de la veille… Mais forte de la sagesse des anciens et sachant que, comme le dit l’adage, les grandes douleurs sont muettes, Émilie — qui, pour la postérité, sera surnommée dans les manuels d’histoire « l’empoisonneuse aux spaghettis » — parle d’autre chose :
— Dans ton malheur, tu as quand même une sacrée veine, tu vas habiter dans un coin ultra chic.
— Je suis même prête à parier que c’est moi la moins payée des personnes qui vivent dans le quartier ! Il ne me reste plus qu’à me débrouiller pour le déménagement. Enfin ce ne sera pas le plus compliqué, je n’ai pas grand-chose. Je pars un peu à poil, une main devant, une main derrière !
— Du coup, tout le monde va voir tes seins.
— Ça dépend où je mets les mains, pauvre folle. N’empêche, je dois une fière chandelle à l’amie de ma sœur. J’essaie de la joindre depuis hier pour la remercier mais je n’y arrive pas. Je me demande si mon téléphone n’est pas en panne…
— Tu as reçu mon SMS de ce matin ?
— Non. C’est bizarre… Tu disais quoi ?
— Rien d’important, je vannais sur les champignons d’hier soir, laisse tomber.
J’observe mon téléphone d’un œil circonspect. Aucun message, aucun réseau.
Émilie prend le sien et me dit :
— Attends, on va vérifier tout de suite…
Elle compose mon numéro et écoute. Je la vois blêmir.
— C’est énorme !
— Quoi ?
— Il faut que tu me jures de rester calme.
— Ne joue pas à ça, Émilie, tu sais que je suis à fleur de peau…
— Il n’y a plus d’abonné à ton numéro. Ta ligne a été coupée.
Je réfléchis deux secondes et je m’exclame :
— Quel chien galeux !
Pile à ce moment-là, une fille de la compta me pose la main sur le bras.
— Vous avez bien raison. Merci Marie, heureusement que vous étiez là ce matin, sinon Deblais nous arnaquait tous !
— C’est gentil. On va étudier le texte en détail et voir ce qui est légal et utile, ensuite on…
Incapable de finir ma phrase, je m’interromps, sous le choc. Puis soudain, je lâche :
— Nom d’un pneu qui éclate !
Émilie s’étouffe de rire. Cette tradition de ma famille l’a toujours rendue hilare. Chaque fois que l’on est surpris, on fait référence à un incident de notre propre vie. C’est une façon de ne pas jurer et d’exorciser nos pires souvenirs. C’est un truc qui me vient de mon grand-père. J’avais sept ans quand je l’ai entendu s’exclamer : « Nom d’une bagarre au mariage d’Augustin ! » Ma mère fait aussi cela et la pauvre a de quoi exorciser : « Nom d’un mari qui me quitte ! », « Nom d’une expulsion à l’aube ! »… D’habitude, les gens ne relèvent pas, mais Émilie ne s’est jamais gênée. C’est même parce qu’elle s’est moquée de moi lors d’une de nos premières rencontres que je l’ai remarquée. Je m’étais écriée : « Nom d’un talon cassé dans la grille ! » Émilie s’était payé ma tête, comme ce midi :
— Avec tes expressions saugrenues, dans quelques années, tu auras gagné le droit de dire : « Nom d’un salopard qui me vire de mon canapé ! » Mais pour le moment, si j’ai bien compris, Hugues payait vos abonnements téléphoniques et il a résilié le tien…
— Quel immonde crevard ! Il ne m’a même pas prévenue. Me voilà sans téléphone… S’il arrive quelque chose à ma mère, à ma sœur, à mes neveux ou à toi et que vous ne pouvez pas me prévenir, je te jure, je le tue.
— En ce qui me concerne, étant assise juste devant toi, s’il m’arrive un truc, je ne suis pas certaine d’utiliser le téléphone…
Elle explose encore de rire et se met à hurler en agitant les bras comme si elle me faisait signe de la montagne d’en face :
— Houhou, Marie ! Il m’arrive un truc ! Je vais te téléphoner.
Autour de nous, les gens se posent des questions.
— Émilie, arrête ça, tu fais peur à tout le monde et à moi aussi.
Sur le ton de la confidence, elle me glisse :
— Loin de moi l’idée de vouloir te dissuader de tuer ton ex ! Le tout, c’est de ne pas te faire prendre. Je suis même prête à te servir d’alibi.
— Quel incroyable pignouf ! S’il veut la guerre, il va l’avoir. Au grand jeu du « plante-moi les prélèvements », j’ai quelques belles cartes à abattre…
La rage m’étouffe, la haine me consume. S’il était devant moi, je pourrais le briser à mains nues, l’étouffer lentement, en écoutant ses os craquer les uns après les autres, comme les boas constrictors qui attrapent une biche. Sauf qu’après, je ne le mangerais pas, il me répugne trop.
Une fois rentrée au bureau, j’ai aussitôt téléphoné à mes proches pour les prévenir que je n’avais plus de portable. C’est alors que Vincent, le directeur commercial toujours tiré à quatre épingles, a débarqué. Il toque à la porte et entre. Il vient certainement de se recoiffer parce que ses beaux cheveux sombres sont impeccablement peignés.
— Salut Marie.
— Salut Vincent.
— Je tenais vraiment à te remercier pour ce que tu as eu le courage de faire ce matin.
— Merci. C’est gentil. On va étudier le texte en détail et voir ce qui…
— Si Deblais ou son gnome tentent de te créer des ennuis, tu m’en parles. Je suis avec toi.
Il me fait un clin d’œil.
Je n’arrive pas à y croire. C’est quand même gonflé… Quel rustre ! Il m’a coupé la parole et il se permet en prime de me faire un clin d’œil. Il n’écoute même pas ma réponse. Il n’en a rien à faire ! À son corps défendant, c’était pour me dire qu’il volerait à mon secours en cas de problème. Au final, je ne sais pas si ça me fait plaisir ou si ça m’énerve. Qu’est-ce que je retiens, son côté sûr de lui, un peu macho, ou alors sa volonté de me protéger si ça tourne mal ? Le temps de trouver la réponse, il est déjà reparti. En attendant, j’ai bien fait de lui sauver la vie face à la maladie foudroyante qui décimerait les mâles.
Dans les vingt minutes qui ont suivi, ce sont plusieurs autres collègues qui sont passés me remercier, me féliciter, louer mon sens de la répartie, mon audace et je ne sais plus quoi encore. À croire qu’ils font la queue à l’angle du couloir et que, dès que l’un d’eux sort, un autre arrive.
J’ai vu défiler Franck, le coordinateur de fabrication — lui, je l’aime bien —, puis le designer des modèles hôtellerie, ensuite un ex d’Émilie et enfin un grand costaud du service logistique à qui je n’avais jamais eu l’occasion de parler.
À peine le temps de me remettre de cette série que c’est Alexandre, le chef du service qualité, qui frappe à ma porte. Il attend poliment que je lui dise d’entrer, ce que je fais. Encore un qui va me dire que j’ai été une véritable héroïne ce matin, et que si ça tourne au vinaigre, je peux compter sur lui. J’adore être une star adulée qui reçoit dans sa loge, mais je vais devoir instaurer des heures d’audience pour recevoir mes fans parce que sinon ça va perturber mes énergies vitales. Déjà que je n’en ai plus beaucoup…
C’est marrant : ce midi, ce sont uniquement des femmes qui sont venues me voir pendant le déjeuner et, cet après-midi, seulement des hommes. Il y a certainement là un point à étudier qui pourrait sans doute révéler bien des choses sur la nature de chacun. Les femmes réagissent plus vite ? Les hommes y mettent plus les formes ? Les femmes sont plus spontanées ? Les mecs sont trop occupés par leur repas pour songer à autre chose qu’à leur assiette ? Les filles affichent leur soutien en public alors que les mecs veulent nous parler à l’abri des regards ? En attendant, pour les hommes, vu la carrure de ceux qui sont venus, je dois au moins pouvoir monter une petite équipe de rugby. S’il y a un match contre Deblais et son complice, on pourra les écrabouiller ! Perdue dans cette belle vision, j’en ai presque oublié qu’Alexandre se tient toujours devant moi. Nom d’une porte vitrée invisible, je suis en train de devenir comme Pétula !
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