En attendant, après notre soirée, lorsque je me suis retrouvée seule sur son canapé devant sa télé éteinte qui reflétait les lueurs de la rue, la tueuse psychopathe, c’était moi. J’imaginais tout ce que je pouvais faire subir à Hugues. Avec tous les romans policiers que j’ai lus et les séries débiles à la télé, les idées ne manquaient pas. J’ai même imaginé que je jouais à la poupée avec lui et que je lui enfilais des petits costumes folkloriques en lui tordant les bras dans le mauvais sens. Vous auriez vu la touche qu’il avait en petit ramoneur et en Alsacienne… Mais mon rêve préféré, c’est de le miniaturiser, de lui arracher les bras, de lui tailler la tête en pointe et de le mettre en suppositoire à un ours juste avant l’hibernation. Quand je vous dis que je ne vais pas bien… J’avais assez de scénarios pour le massacrer dix fois. Pourtant, au final, dans l’appartement silencieux, roulée dans ma couverture à laquelle je me cramponnais comme une enfant perdue lors de sa première nuit loin de chez elle, c’était toujours la tristesse qui gagnait et me condamnait à une éternité de souffrance pour un double crime qui consiste à vouloir aimer et à faire confiance.
Quand j’étais ado, j’aimais bien aller camper chez mes copines. On faisait exactement comme ce soir : on parlait de la vie, des mecs, on riait, on mangeait n’importe quoi, et après on s’endormait épuisées. Ce soir, c’est différent. Bien qu’exténuée, je ne m’endors pas. J’ai mal. J’ai peur aussi. Mon existence est réduite à néant. J’espère vraiment que la réincarnation existe, parce que cette vie-là est fichue pour moi et que j’ai l’impression qu’il y avait quand même de jolies choses à éprouver. Tant pis pour moi, je n’ai pas eu cette chance. Il est trop tard. Je sais désormais trop de choses pour y croire encore. Plus aucune illusion. Je vais continuer ma vie, privée du seul trésor qui semblait valoir la peine : l’amour. Une belle arnaque. Un piège à illusions. Je suis la luciole qui a volé trop près de la lampe. Je sens le brûlé. Me voilà soudain très proche de toutes ces femmes et de leurs souffrances. Aujourd’hui, je suis l’une d’elles. Je suis avec elles. Pourtant, ce n’était pas avec elles que je voulais passer le reste de ma vie, mais avec un homme. Je pense que si j’étais tombée sur un bon garçon, j’aurais pu croire à l’amour jusqu’à la fin de mes jours, mais là où j’en suis, c’est devenu impossible. J’ai découvert l’envers du décor. Je connais ce qu’il y a derrière les mots que les hommes nous offrent pour nous séduire. Ce ne sont que des appâts. Je sais que nous vivons dans deux mondes qui se côtoient mais qui n’ont rien à voir l’un avec l’autre. Ils imposent leurs règles et nous font cavaler à coup de promesses, avec pour meilleurs alliés nos propres espoirs. Ils se servent de nos rêves. C’est scandaleux. Tout ça pour que l’espèce continue de se reproduire. Mais dans quel but ? Maintenant, je sais. Le Père Noël, la petite souris, le grand amour et les farfadets avec des chaudrons remplis d’or n’existent pas. Les garagistes qui n’essaient pas d’entuber les femmes célibataires en leur faisant croire que leur voiture va exploser si elles ne changent pas tout, non plus. Comment vivre léger en sachant cela ? On ne vit pas, on ne dort plus. On cherche le coupable et moi, dans ma triste petite histoire personnelle, je sais où il habite.
— Excuse-moi Caroline, je n’ai pas pu te rappeler avant. Je suis entre deux urgences et dans dix minutes, j’ai une réunion qui ne s’annonce pas comme une partie de plaisir. Comment vas-tu ? Et les enfants, et Olivier ?
— Tout le monde va bien, merci. Tu viens toujours dans quinze jours ?
— Bien sûr, ça me fera du bien de vous voir.
— On aura quelque chose à fêter parce que, tiens-toi bien, j’ai une grande nouvelle pour toi ! Tu te souviens de Véronique, ma copine de fac, celle qui est devenue directrice dans les cosmétiques ?
— Elle était à ta fête pour tes quarante ans ? Des jambes interminables et des yeux bleus comme l’eau de la cuvette quand on vient de changer le bloc ?
— Si un jour tu lui parles de ses yeux, sois gentille de le faire autrement parce que tu peux lui être reconnaissante. Elle part pour un an aux États-Unis et elle te laisse son appartement, rue Victor-Hugo en plus.
— Mais c’est dans les beaux quartiers. Je ne vais jamais avoir les moyens de lui louer ça !
— C’est là qu’arrive la bonne nouvelle. Véronique ne veut pas le sous-louer, tu lui gardes son appart, tu arroses les plantes et basta. De toute façon, elle compte le réaménager en rentrant.
— Elle est riche ou elle est généreuse ?
— Un peu les deux, je crois. Et puis on s’aime bien et je lui ai dit ce que Hugues t’avait fait…
Je reste sans voix. Caroline ajoute :
— Elle part tranquille, sa boîte lui paye tout, et ça te laisse un an pour te retourner. Ça arrange tout le monde. Qu’est-ce que tu en dis ?
J’ai du mal à y croire. Je bafouille :
— Si c’est vrai, c’est effectivement une super nouvelle.
— Mais c’est vrai ! Arrête de tout voir en noir ! Il n’y a pas que des mauvaises nouvelles dans la vie. Tu l’appelleras pour la remercier.
— Compte sur moi. Merci Caro, tu es vraiment mon ange gardien.
— Je n’y suis pour rien ! Et bon courage pour ta réunion.
Elle raccroche. Je reste comme une gourde assise à mon bureau, avec le téléphone collé à l’oreille. Émilie passe la tête.
— Dépêche-toi, tout le monde est déjà installé dans la grande salle et Deblais veut te voir avant…
Je lève les yeux vers elle.
— J’ai un appart. Tu peux le croire ?
— Génial ! Et maintenant active, tu me raconteras après.
Le personnel au grand complet est rassemblé. Même Pétula a été autorisée à quitter l’accueil. Le téléphone va encore sonner dans le vide mais, cette fois, on saura pourquoi. Florence, la responsable de la facturation, ne semble pas inquiète, c’est bon signe. Elle est en première ligne pour évaluer la santé financière de l’entreprise. Clara, la dernière embauchée en CDI, pianote sur son téléphone. Elle est sans doute en train d’essayer de savoir si son petit ami la trompe ou à quel âge elle aura son premier bébé avec ces sites malhonnêtes qui coûtent une fortune. Une part significative de son maigre salaire doit y passer. Encore une belle invention des garçons pour exploiter les peurs et les espoirs des filles naïves ! Bonne nouvelle, les trois affreux du service qualité sont là. Sur le côté, à l’écart, Deblais et Notelho se parlent à voix basse avec des airs de conspirateurs. Le chef me fait signe d’approcher. Il tient un épais dossier à la main, mais ce n’est pas le bleu.
— Vous êtes gentille, Marie, vous allez distribuer ça à tout le monde, avec de quoi écrire.
Il me tend une liasse de feuilles et son comparse un petit sac de stylos. Il ajoute :
— Pendant qu’ils prendront connaissance des documents, vous leur lirez cette note qui explique tout. Appliquez-vous à bien articuler, chaque point doit être parfaitement énoncé et compris. À l’issue de la réunion, je leur dirai un petit mot et on récupèrera les documents signés.
Notelho secoue la tête pour approuver les propos de son supérieur. Sa façon de bouger me fait penser au petit chien que ma mère avait sur la plage arrière de sa voiture et qui agitait sa caboche exactement de la même façon. Pas facile de le prendre au sérieux après avoir pensé à cela. Est-ce que ses yeux vont s’allumer si on freine ? Deblais me pousse face à mes collègues et me glisse :
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