— Chiale tout ce que tu peux, pendant ce temps-là, je vais te faire tes photocopies.
— Il n’y a plus de papier, Émilie. Plus de papier. Tu veux que je te dise ? Je crois que l’humanité se divise en deux camps : ceux qui remettent du papier et ceux qui n’en remettent pas. C’est affreux, je viens de comprendre l’architecture du monde : d’un côté ceux qui se contentent de profiter de tout et, de l’autre, ceux qui pensent un peu à leur prochain.
— Faut vraiment que tu sois mal pour philosopher sur des ramettes A4.
— Tout est un témoin, Émilie, tout raconte notre société.
— Dans ton intérêt, je préfère que personne ne te voie comme ça. Et garde tes théories dépressives pour les soirs de beuverie. Même sans boire, tu auras l’air d’être aussi bourrée que les autres.
La porte du local s’ouvre. C’est Patrice, l’adjoint de la comptabilité. Il fait une drôle de tête en nous découvrant, moi assise, en larmes et groggy comme après un accident, et Émilie à quatre pattes par-dessus mes jambes, en train de rassembler le dossier. Elle se lève d’un bond pour s’interposer.
— C’est pas le moment, Patrice. Reviens plus tard.
Il insiste, mais elle l’oblige à reculer. Il rouspète :
— J’ai les bilans à dupliquer, moi ! Pour vos séances de psychodrame, vous avez les toilettes !
— Figure-toi qu’on a du mal à faire la différence parce que ici non plus, il n’y a plus de papier. Alors barre-toi.
Elle lui claque la porte au nez. Je reprends mes esprits.
— Tu sais, Émilie, je crois que cette fois pleurer ne me suffira pas pour tout évacuer. Je touche le fond, je ne vais pas m’en sortir.
— Je déteste t’entendre parler comme ça. Ne va pas faire une bêtise. Ce serait lui faire trop d’honneur, il n’en vaut pas la peine. Ce soir, je t’interdis de rentrer chez lui. Tu ne vas pas t’infliger une soirée de plus avec ce butor. Viens chez moi.
— T’inquiète, je ne vais pas me pendre. Mais je vais me venger. Ce sera ça, ma thérapie. Je vais me le farcir. Je ne sais pas encore comment, mais je te jure qu’il va déguster.
Je sais que c’est ridicule, mais j’ai quand même espéré que Hugues s’inquiète du fait que je ne rentre pas. J’ai surveillé mon téléphone toute la soirée. Je le sortais de ma poche en me disant que, peut-être, je ne l’avais pas senti vibrer. Et là, j’aurais voulu trouver un SMS de lui, genre : « T’es où ? J’espère que tu vas bien. » Même en sachant que ce type de message serait le pur produit d’une quête de bonne conscience hypocrite puisqu’il est entièrement responsable du fait que je sois dévastée, j’aurais quand même été contente. Après, j’aurais eu la satisfaction — que dis-je, le grand bonheur ! — de ne pas lui répondre, de le snober cruellement, en espérant qu’il panique à mort parce qu’il aurait réalisé qu’il est le dernier des salauds. Il se serait fait un sang d’encre, il m’aurait cherchée dans tous les hôpitaux, les morgues, les refuges pour animaux et les zoos d’espèces exotiques. À l’aube, convaincu que par sa faute, la fille géniale que je suis n’était plus de ce monde, il se serait jeté sous un train dont il serait sorti en rondelles, ses restes dessinant mes initiales au centre du « O » du mot « forever ». Quel sublime signe du destin !
Mais non. Rien. Que dalle. Au rayon des tortures psychologiques, j’ai même eu le droit à un faux espoir grâce à un message de ma sœur qui veut me parler vite « pour m’annoncer une bonne nouvelle ». Même elle, je n’ai pas la force de la rappeler ce soir. Je le ferai demain matin. Je me demande bien ce que ça peut être, une « bonne nouvelle », en ce moment. Peut-être une maladie infectieuse foudroyante qui décime les mecs sur l’ensemble de la planète ? Oui, ça c’est bien. Demain, ma grande sœur va m’annoncer que les mâles sont en voie de disparition, sauf le stagiaire, parce qu’il a un sourire craquant, et sauf le directeur commercial, parce qu’il a vraiment de l’allure et qu’il en jette dans ses costumes sur mesure et ses petites chemises ajustées.
J’ai passé une nuit épouvantable. Je ne sais pas si c’est à cause de mon chagrin ou du « bon » repas qu’Émilie s’est crue obligée de me préparer pour me remonter le moral. On a bien rigolé. On va sûrement avoir les mêmes boutons sur la figure aujourd’hui et la même haleine de guépard malgré plusieurs brossages de dents. Mais c’était super quand même. De toute façon, quand les gens font quelque chose pour vous, c’est toujours bien. Les spaghettis aux champignons d’Émilie ont été la corde qu’elle m’a jetée pour me sortir du fond de mon puits. La corde était pleine de champignons et de sauce, et je l’ai mangée. C’est grave, quand même. Si j’avais été sur le Titanic , j’aurais bouffé le canot de sauvetage. Pas facile à sauver, la fille.
Avec Émilie, on a beaucoup parlé. Elle a même réussi à me faire rire aux éclats. Il n’y a qu’elle pour y parvenir lorsque je vais mal. Je pense qu’elle a d’ailleurs battu son propre record, parce que je n’avais jamais été aussi mal et qu’on a énormément ri. Elle aussi en bave avec les mecs. Entre ceux qui l’ont traitée comme une moins que rien et ceux qui ont l’air bien mais qui vont voir ailleurs, c’est un véritable parcours du combattant qu’elle affronte. Je me demande si une fille sur Terre parvient à échapper à cette malédiction. Existe-t-il une seule femme qui n’ait pas galéré avec les mecs ? Des déesses de l’Antiquité aux stars glamour en passant par les femmes très riches ou très puissantes, dans la vie ou dans les romans, les films et les chansons, partout sur la planète, dans toutes les langues, sous tous les cieux, c’est toujours la même histoire. Ma propre mère s’est fait abandonner quand j’étais toute jeune. Toutes les femmes ont des problèmes, mais aucune n’a les solutions. J’ai beau passer en revue toutes celles que je connais, je n’en vois pas une pour qui la relation aux hommes soit simple. Je crois que nous nous débattons toutes avec ces trois questions fondamentales : Où se cachent les hommes bien ? Pourquoi ne sont-ils pas en couple avec nous, surtout le week-end ? Et quand, par miracle, ils nous sont livrés — parfois abîmés dans le transport —, pourquoi ne le sont-ils pas avec le mode d’emploi ?
Il doit certainement exister quelque part une caverne secrète ou un entrepôt mieux gardé que la réserve fédérale, où tous les types cool sont stockés en secret. De temps en temps, l’un d’eux parvient à s’échapper, mais il n’est pas facile de le repérer au milieu de tous les autres. De toute façon, dès qu’il apparaît en public ou passe dans un champ à découvert, il y a toujours une autre fille pour le récupérer avant vous, et le voilà casé.
Émilie et moi, on n’a même pas eu besoin de boire pour rire bêtement de tout et n’importe quoi. Et s’agissant du bilan de nos histoires sentimentales, on peut vraiment parler de n’importe quoi. Il y a un mois, c’était elle la paumée et moi la fille amoureuse à qui la vie souriait. Une bonne grosse catastrophe plus tard, je décroche la médaille d’or des larguées, et elle est l’outsider qui revient dans la course avec ses rencontres sans lendemain. Elle peut même marquer le point décisif avec ce type qu’elle a récemment remarqué dans l’immeuble d’en face, à qui elle n’a pourtant jamais adressé la parole. Elle ne l’a même pas croisé de près mais elle le trouve « gentil » vu de sa cuisine ! Elle n’arrête pas de se faire des films sur lui. Avec la chance qu’on a en ce moment, elle est capable d’avoir jeté son dévolu sur un assassin d’un nouveau genre, dont les multiples crimes horribles n’ont pas été découverts à ce jour. Il attire ses proies en étant « gentil » vu des fenêtres d’en face. C’est imparable. Ses victimes tombent comme des mouches. Encore une grande histoire d’amour en perspective. Un coup à finir découpée en cubes dans le congélateur. La presse va adorer : « Il l’aime, il la découpe. Toutes les photos avec en cadeau les lunettes en relief. »
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