— Ne vous en faites pas, ça va aller. Avec nous, il ne vous arrivera rien.
Hugues ouvre. À l’évidence, il tombe du lit.
— Ah, c’est toi ? marmonne-t-il.
— Comme convenu.
— Tu veux un café ?
— Non merci.
— Tu veux bien m’en faire un ?
Ne pas réagir. Ne pas penser. Émilie m’a dit de rester uniquement concentrée sur mon objectif : j’embarque mes affaires et je décampe. Hugues porte un de ses t-shirts informes et son jogging qui tient du sac. Puisque je ne suis pas en train de lui faire son café, il raille :
— Je vois, madame est encore énervée…
Je le reprends :
— Mademoiselle.
Pas très sympa, la fille, quand même. Elle est encore remontée deux semaines après s’être fait trahir, tromper, larguer et éjecter. Y a pas à dire, les femmes sont vraiment rancunières ! Alors que lui a déjà visiblement oublié ce qu’il m’a fait subir. Je serre les dents. Je ne dois surtout pas laisser les sentiments prendre le dessus. Je viens ramasser ce qui m’appartient. S’en tenir aux faits et à mon but. Point barre. Si le mince barrage qui retient mes émotions venait à céder, je me jetterais sur lui, je lui crèverais les yeux, je lui graverais mon nom et ce que je pense de lui sur sa sale tête de lâche avec les couteaux à poisson qu’il m’a forcée à acheter parce que ça fait chic et dont on ne s’est jamais servi. Vilain blaireau. Respire lentement, Marie.
Je me tourne vers mes déménageurs :
— Messieurs, il faut emporter toutes les caisses qui sont ici, et ce canapé là-bas.
Alexandre passe près de moi et, en prenant un accent de titi parisien, me répond :
— Bien m’dame !
Les trois prennent chacun un carton et descendent. Je me retrouve seule dans l’appart avec Hugues. Je ne sais même pas où il est. Je suis sur mes gardes. Pour me donner une contenance, je commence à dégager les affaires qui encombrent mon canapé. Un son me parvient du couloir. Je crois qu’il sort de la chambre en refermant la porte derrière lui. Il ne fait jamais cela d’habitude. J’ai l’impression d’avoir entendu une voix. Et s’il n’était pas seul ? Et si cette pouffiasse de Mme Texto était là ? J’ai bien envie d’aller défoncer la porte pour vérifier. Vous imaginez ? Je vois d’ici les gros titres : « Folle de rage, elle massacre son ex et sa maîtresse à coup de cure-dents et tente de faire disparaître leurs corps en les donnant à manger à des chinchillas. » Ou bien : « Alors qu’elle prie pour soulager sa douleur, un rayon divin miniaturise soudain celui qui l’a larguée et sa cochonne. Par inadvertance, elle marche vingt-huit fois sur les deux petites créatures et décide de les jeter dans les toilettes pour abréger leurs souffrances. »
Hugues s’appuie sur le montant de la porte, en refermant son peignoir avec un air dégagé. Je vous parie qu’il est convaincu d’avoir du charme.
— Tu ne trouves pas qu’il fait froid ici ?
Pauvre bouffon, il fait moins froid que dans mon cœur, et t’as qu’à payer tes factures. Je n’ai jamais aimé quand il prenait cette pose de playboy faussement cool, genre aventurier à l’aise en toutes circonstances. Il ne l’avait plus fait depuis qu’une fois, en vacances dans les îles, il s’était appuyé contre un poteau en bambou qui avait cédé. Il s’était étalé de tout son long au beau milieu du hall de l’hôtel. Une honte absolue. Il m’avait fait la tête toute la soirée parce que j’avais osé éclater de rire. En y repensant et en le voyant là, j’ai la force de lui sourire. Il doit croire que je suis gentille alors que je me fous de lui intérieurement. Du coup, il s’autorise à me parler :
— Tu ne m’as pas donné ta nouvelle adresse ?
— Qu’est-ce que tu vas en faire ? Avant, on avait la même. Ce n’est pas moi qui ai voulu que ça change…
— Pour le courrier…
— Ne t’inquiète pas pour moi. J’ai fait le changement à la poste. De toute façon, tu pourras toujours me téléphoner…
— Au fait, j’ai oublié de te dire que tu vas peut-être avoir une coupure sur ton portable… C’est normal parce que j’ai fait modifier le contrat pour que les choses soient nettes. Je n’allais pas continuer à payer alors qu’on n’est plus ensemble. Logique…
— Tu as bien fait. Je suis d’accord avec toi. Il faut que les choses soient claires.
— Tu me donneras ton nouveau numéro dès que tu l’auras ?
Les trois garçons remontent enfin et m’évitent d’avoir à répondre. Je profite de leur présence qui me rassure pour oser dégager le reste des vêtements qui traînent sur mon unique bien mobilier. D’un geste, j’envoie tout balader sur le sol. Hugues ne le remarque même pas. Je me précipite dans l’entrée et je murmure à Alexandre :
— S’il vous plaît, ne me laissez pas seule avec lui. Descendez à tour de rôle, je vous en prie…
Il hoche la tête et lance :
— Sandro, tu restes avec moi, on s’occupe du canapé. Kévin, tu continues avec les caisses ?
Je souffle. Je reprends pied. Alexandre soulève le canapé, pourtant lourd, avec une facilité qui me surprend. À côté de lui, Hugues semble chétif. Alexandre, lui, ne doit pas faire du sport que dans sa tête ou dans ma chambre… J’ai encore entendu du bruit. Je suis presque certaine qu’elle est là.
Mes deux déménageurs déplacent le canapé. Hugues déclare :
— Vous pouvez l’emporter, ce n’est pas grave. De toute façon je vais aller en racheter un cet après-midi avec Tanya. Je ne crois pas qu’elle choisira le même genre de couleur. Ça date un peu, elle va sûrement prendre quelque chose de son âge, de plus jeune quoi. De toute façon, il était usé…
Au tribunal, après une attaque d’une telle bassesse, n’importe quel juge me pardonnerait de lui avoir fait manger dix kilos de poudre à canon, de lui avoir enfoncé la mèche là où vous savez et d’avoir allumé. Mais je me contiens. J’ai une botte secrète pour y parvenir. Dans ce genre de cas, j’utilise un truc infaillible pour ne pas céder à mes pulsions de colère : je pense au jour où maman est revenue en larmes parce que papa l’avait quittée, l’abandonnant avec ma sœur et moi. Elle s’est assise dans l’entrée, son sac sur les genoux. Elle a pleuré pendant des heures et ne s’arrêtait que pour nous serrer contre elle ou nous regarder. Je n’ai jamais vu quelqu’un d’aussi malheureux. C’est ma référence absolue, le pire du pire. Impossible d’oublier son regard. Malgré les années, la tristesse qui a explosé dans son cœur ce jour-là n’a jamais totalement disparu de ses yeux. Je n’avais que cinq ans mais je m’en souviens comme si c’était arrivé tout à l’heure. En grandissant, on m’a souvent dit que j’avais les mêmes yeux gris-vert que ma mère mais l’autre soir, au bord du canal, je pense que pour la première fois de ma vie, j’ai eu le même regard. Quand je repense à son désespoir, à sa douleur, je relativise toujours ce qui peut m’atteindre. Pourtant, aujourd’hui, j’ai du mal. La rage m’étouffe et la haine me consume. Cet abruti de Hugues ne se rend même pas compte qu’il est en danger. Voyant que je ne réagis pas, tel que je le connais, il va sans doute tenter de pousser la provocation encore plus loin. Par contre, je crois qu’Alexandre et Sandro ont tous les deux été choqués par ses propos. J’ai du mal à croire que c’est par pur hasard que les deux garçons ont mis des coups dans tous les murs en sortant mon meuble. Encore une fois, Hugues n’a rien vu.
Mes trois anges gardiens ont bouclé le chargement en moins d’une heure. Sans eux, je n’aurais pas réussi à affronter ces moments épouvantables. Je serais partie en abandonnant tout. Parfois, le seul moyen d’arrêter de souffrir, c’est de fuir. Kévin, Sandro et Alexandre ont eu l’élégance de remonter en courant pour ne pas me laisser seule au moment du départ. Ils se tiennent sur le palier, à m’attendre, ce qui d’ailleurs énerve Hugues. Il retente sa chance.
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