Un soir, alors que j’étais assise à la relire, Hugues est rentré plus tôt que prévu. J’ai eu peur qu’il se moque de moi en me surprenant alors je l’ai cachée précipitamment entre deux livres dans le haut de la bibliothèque. Elle s’y trouve toujours. Je donnerais beaucoup pour que cette lettre soit là maintenant, entre mes mains. Je voudrais pouvoir ouvrir l’enveloppe, en respirer le parfum, caresser les pages légèrement jaunies, suivre le délié aérien de la jolie signature qui ressemble au sourire de celle qui me manque tant.
Je n’ai plus envie de dormir. Je me demande comment je vais faire pour la récupérer. Je me méfie de ce que Hugues pourrait faire si je la lui demandais, et de toute façon je ne veux pas qu’il pose ses sales pattes dessus. Le pire ne doit pas toucher le meilleur.
La seule idée que lui et sa nouvelle copine fassent le ménage et la jettent aux ordures me rend malade. Comment faire ? Je dois en parler à Émilie. Elle saura me conseiller. Mais sans téléphone, je ne peux pas la joindre aujourd’hui et je crois en plus qu’elle passe son dimanche avec un petit ami potentiel, un type qu’elle a rencontré à son club de théâtre. Demain, à la première heure, je vois avec elle.
Bien avant le jour, j’ai décidé de me lever. Tout était bon pour essayer de me distraire de mon angoisse au sujet de la lettre. J’ai tourné dans l’appartement, passant de pièce en pièce, y revenant, m’asseyant à même le sol et étudiant chaque angle pour imaginer le moyen de me sentir le plus possible chez moi. L’amie de ma sœur a beau avoir permis que je déplace les choses à ma guise, il n’est quand même pas facile d’oser. Je crois que je vais utiliser une des chambres comme garde-meuble. J’y entreposerai tous les siens, dont son grand canapé. Le mien aura l’air minuscule perdu dans le salon, mais j’y serai plus à l’aise.
J’ai l’impression de débuter une nouvelle vie. C’est la première fois que j’emménage seule et que je dois tout choisir. J’ai quitté la maison de maman pour aller à l’internat, et j’ai rencontré Hugues juste après mon diplôme. J’éprouve à la fois un délicieux frisson de liberté et la crainte d’être seule. Qu’est-ce que je vais faire de toute cette place et de toute cette liberté ? Choisir pour moi-même ne m’intéresse pas. Je ne suis jamais plus efficace que lorsque j’accomplis pour quelqu’un. C’est vrai de beaucoup de femmes, il me semble.
Je crois que je vais d’abord me laisser vivre dans les cartons, le temps d’apprivoiser le lieu.
Forte de cette bonne résolution et ne pouvant pas solutionner le problème de la lettre dans l’immédiat, la journée du dimanche est passée pour rien et ce fut malgré tout un bonheur. J’ai traîné, sans sortir. J’ai pris trois douches dans cette fabuleuse installation à l’italienne. J’avais envie d’être dans mon trou, seule, laissant à mon pauvre cerveau l’occasion de faire tranquillement le ménage dans tout ce qu’il avait eu à gérer ces derniers jours. J’ai eu le temps de voir défiler les minutes, le temps de déprimer, le temps de penser à ceux avec qui j’ai envie de continuer ma vie. J’ai pris le temps de me souvenir de ceux dont Hugues m’avait éloigné, mes amis d’avant, mes cousins. J’ai pris le temps de lui en vouloir et d’échafauder quelques plans diaboliques pour me venger. Même au calme, même en sécurité, même avec l’épuisement qui vous accable et vous pousse à baisser la garde, je trouve que ce qu’il a fait est proprement scandaleux. J’ai beau me dire que j’ai peut-être ma part de responsabilité, il est inexcusable. Il suffit que je l’entende encore me sortir ses phrases toutes faites pour avoir envie de hurler et de le frapper. J’ai pris le temps de ça. J’ai eu tout le loisir de laisser monter la colère, violente, et de la laisser refluer, comme une vague qui retourne à l’océan après s’être fracassée sur les rochers. Le rocher serait ce nouveau lieu, ce refuge en pleine tempête où je peux me sentir moi-même, et l’océan serait de larmes, celles de mes peines, de mes douleurs et de mes espoirs qui ont fondu comme neige au soleil. On a beau connaître du monde, on a beau avoir de la famille, des amis, face à certaines blessures, on est désespérément seul. Je suis décidée à vivre sans homme désormais, sans plus aucun sentiment illusoire. Je vais habiter ce monde en évitant d’être le jouet des rêves qu’il nous offre avant de les détruire. Je veux être autonome, libre, ne plus dépendre de personne.
J’ai beaucoup regardé par la fenêtre. Je crois que la pièce où j’ai passé le plus de temps, c’est le salon. Je ne vais pas y installer de télévision. Je ne vais plus me laisser manger par des choses sans intérêt.
Le soir, lorsque je me suis couchée, je savais où j’étais, mais malgré mes résolutions, je ne savais rien de ce qu’allait être ma vie.
Je dois avouer que j’ai été contente de voir poindre l’aube — même blafarde. J’ai pourtant été très heureuse de ce dimanche passé à mon seul rythme, sans pression d’aucune sorte, non pas à m’écouter, mais à m’entendre. On devrait en organiser régulièrement, comme un rituel, un rendez-vous avec soi-même. Mais après cette journée de solitude, de retraite, j’ai envie de voir les gens vivre et de sentir le monde tourner. Je suis aussi très pressée de parler de la lettre à Émilie.
En sortant de l’appartement, je tombe nez à nez avec le voisin.
— Bonjour ! me lance-t-il avec un sourire franc. Romain Dussart, dit-il en me tendant la main.
— Enchantée, Marie Lavigne.
Sur sa fiche à lui, il y aurait marqué : « 1,80 m, cheveux bruns, yeux marron, mince, mains soignées, vêtements élégants, pas d’alliance. »
— C’est donc vous qui avez repris l’appartement de Véronique ?
— Pour un an, oui.
Nous descendons l’escalier ensemble. On perçoit déjà le courant d’air froid qui monte du hall. Il remonte le col de velours de son manteau parfaitement coupé au moment même où j’enroule mon écharpe bon marché autour de mon cou.
— Vous verrez, c’est un immeuble agréable. Le seul problème se situe au niveau de l’approvisionnement. Les magasins sont assez loin. Mais il y a possibilité de se faire livrer et si vous le lui demandez gentiment, M. Alfredo peut s’en occuper pour vous.
On passe devant la loge, aucun signe du concierge. J’ose une remarque :
— Vous partez au travail de bonne heure…
— J’aime bien arriver tôt. Après, il y a tout le monde, le téléphone, les réunions… Au moins à cette heure-là, je sais que je suis tranquille pour avancer efficacement. Mais vous êtes matinale, vous aussi…
— Pour les mêmes raisons que vous. Je m’organise avant de rencontrer les gens.
Nous traversons la cour. Il m’interroge :
— Et vous êtes dans quelle branche ?
— Au service du personnel, dans une entreprise de fabrication de matelas haut de gamme. Et vous ?
— La gestion de serveurs informatiques.
Je tente une exclamation admirative, mais ça ressemble plus au râle d’une poule qui agonise après s’être fait rouler dessus par un tracteur. Il s’arrête devant la porte du garage.
— Je suis sincèrement heureux que nous soyons voisins. J’espère que nous nous reverrons vite.
C’est sa façon à lui de me dire au revoir. Son sourire est parfait, un équilibre idéal entre le mouvement des lèvres, les fossettes et les dents impeccables qui lui donnent un côté fauve. Absorbée dans sa contemplation, je mets quelques instants avant de lui répondre :
— Oui, bien sûr, excellente journée.
Il tourne les talons et je sors de la cour.
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