Je monte instantanément en pression :
— C’est ce qu’il raconte autour de lui ?
— Il prétend aussi qu’il t’a demandé à bénéficier lui aussi de la même liberté que celle que tu t’accordes. Il t’aurait proposé d’être un couple très libre… Il était prêt à faire cette concession parce qu’il t’aimait. Selon lui, tu as refusé. Il t’a donc laissée partir…
L’accident nucléaire va avoir lieu dans les secondes qui viennent.
— Marie, ça va ?
— Quelle ordure ! Il m’a jetée comme une malpropre et, en plus, il m’a coupé le téléphone parce qu’il payait mon abonnement.
— Quel nul… Je vais en parler à Paul, mais tu les connais, ils ne vont pas se brouiller pour autant. Nous ne sommes que leurs femmes… Qu’est-ce que je peux faire pour t’aider ? Tu loges où, du coup ? J’ai un ami prof de maths qui a une chambre de libre, si tu veux.
— Non, ça va, c’est gentil, je m’en sors. Écoute, Floriane, je te remercie de ta franchise et de ton message. On s’est toujours bien entendues toutes les deux mais…
— Marie, on est amies ! Je ne veux pas te perdre parce que Hugues est une enclume. Compte sur moi pour lui envoyer ça dans les dents à la première occasion, et je vais rétablir la vérité auprès des autres.
— Ne va pas au-devant de problèmes pour moi. Je sais ce dont il est capable quand quelqu’un le place face à ses responsabilités. J’ai payé pour l’apprendre et, crois-moi, ce n’est pas joli. Je ne veux pas semer la pagaille dans votre groupe. J’ai été heureuse d’en faire partie même si certains ne vont pas me manquer. On se verra, si tu as le temps, mais seulement toutes les deux.
— Tu me fais de la peine, Marie, tu as toujours été là pour tout le monde…
— Quand je pense que ce foireux se permet de venir avec sa pétasse le soir même de mon départ… C’est dégueulasse. Bon, il faut que je te laisse, Floriane, on se rappelle, promis.
Je déteste ça, mais je viens de faire une promesse que je suis presque certaine de ne pas tenir. Je vais regretter certaines personnes, dont Flo, mais je préfère couper les ponts avec tout ce qui me rappelle Hugues.
Je dois avoir l’air défaite. Je suis à la fois folle de rage et anéantie. Je vous promets que ce n’est pas évident à gérer. Comment une même personne peut-elle avoir des gestes d’affection envers vous en décembre et vous faire des coups aussi bas et aussi indignes en février ? On dirait un proverbe : « Petit cadeau en décembre, coup de couteau en février » ! Ou une fable de La Fontaine dont la morale serait : « La belette s’inquiéta du sapin en ne le voyant plus, cours vite petit lapin, tu vas l’avoir dans le… » Il n’y a que les mecs pour arriver à retourner leur veste à cette vitesse, sans aucun scrupule. Pourquoi font-ils cela ? Soudain, la réponse m’apparaît clairement. Elle est écrite en lettres lumineuses dans la nuit de notre crédulité féminine. Ils font ça par intérêt ! Si on sert leurs intérêts, ils nous offrent des fleurs comme des bons points, et si on les contrarie, on a le droit aux coups de pied aux fesses. C’est aussi simple que cela ! Voilà leur philosophie de la vie de couple enfin décryptée ! Plus j’y réfléchis, plus je me dis que je viens de mettre au jour un des secrets de l’univers. Et cette règle classée hautement confidentielle ne s’applique d’ailleurs pas qu’au couple, mais à toutes les relations entre hommes et femmes. Regardez Deblais, quand je peux lui être utile, je suis mignonne et gentille, mais au premier signe de rébellion ou de prise de conscience, il me menace ! Il n’est pas près de l’avoir son tableau, le petit chef.
Émilie passe en courant devant mon bureau sans s’arrêter. Je bondis de mon siège et me précipite à sa poursuite.
— Émilie, qu’est-ce que tu fais ? Il faut absolument que je te parle !
— Deblais m’a convoquée ! Je viens après ! Bisous !
Elle n’a même pas ralenti. Je reste un peu perdue au milieu du couloir. Jordana, l’assistante logistique, s’approche de moi.
— J’ai appris ce qui t’est arrivé. Je suis désolée pour toi.
De quoi parle-t-elle ? En plus, je déteste sa voix chaude et sifflante, on dirait un serpent. Elle vient plus près encore et me murmure à l’oreille :
— Tu te souviens de notre discussion l’année dernière, au sujet de l’amour ?
— Pas vraiment, fais-je en m’écartant.
— Tu clamais que ce sentiment existe et qu’il est sublime. J’affirmais qu’il n’est qu’une illusion, un leurre qu’ils utilisent pour nous asservir. Je t’avais expliqué qu’il faut se servir des hommes comme ils se servent de nous. C’est un combat dans lequel le premier qui prend le dessus sur l’autre a gagné.
— Je ne vois pas bien où tu veux en venir.
— Avec ce qui t’arrive, tu as peut-être enfin compris… Tu peux toujours te réjouir et te dire que n’étant pas mariés, vous avez au moins économisé les frais d’avocat pour le divorce…
— Qui t’a parlé de ma vie privée ?
— Tout finit par se savoir, Marie. Entre ta copine qui cherche le grand amour sans le trouver et toi qui viens de te le prendre en pleine figure, tu devrais réfléchir.
Quelle langue de vipère, celle-là. Toujours à donner des leçons. Il est vrai que, pour se servir des mecs, elle en connaît un rayon. Elle s’est tapé la moitié de ceux de la boîte. Elle a même fait du charme à Deblais au moment de la négociation des mutations. Beurk ! Avec Émilie, on a une théorie sur elle. Jordana n’est pas faite comme nous. Elle a les fesses en plomb et les pieds gonflés à l’hélium. C’est donc uniquement à cause de la gravité terrestre qu’elle se retrouve toujours sur le dos avec les pattes en l’air.
Jordana me regarde avec un petit sourire en coin qui ne me plaît pas. Il va vraiment falloir que j’apprenne à réagir face à ce genre de personnes, sans me démonter, sans me laisser impressionner. Je ne suis pas encore prête, Jordana, mais repasse dans quelque temps, je vais travailler ton dossier…
— Est-ce que Floriane se rend parfois chez Hugues ?
— Elle n’y allait déjà pas beaucoup avant, mais si elle lui sort ses quatre vérités, elle ne risque plus d’y mettre les pieds.
— Dommage, elle aurait certainement accepté de récupérer ta lettre.
Émilie consulte la carte du resto. On ne déjeune pas au même endroit que d’habitude parce que l’on a pas mal de choses à se dire et qu’après le petit numéro de Jordana, je me méfie des oreilles qui traînent.
— Et ton rendez-vous avec le gars du club de théâtre, qu’est-ce que ça a donné ?
— Il est gentil, mais je ne me vois pas passer ma vie avec lui. Il ne parle que de pièces, de rôles qui lui iraient bien et de grands sentiments dignes d’une tragédie grecque, mais il a l’air plus doué pour les jouer sur scène que pour les vivre dans la vraie vie. Ce qui reste très relatif, parce que tu le verrais jouer…
Je sens arriver le moment où elle aura épuisé le potentiel du club de théâtre. Elle se retrouvera à nouveau sans terrain de prospection. Il va lui falloir creuser dans d’autres mines à la recherche du bon filon. Il sera temps pour elle de repartir en safari à la recherche du grand fauve. Après avoir écumé l’Ouest sauvage, elle n’aura plus de rivière où plonger son tamis en espérant voir surgir du flot boueux la pépite qui changerait sa vie. Combien de tonnes de vase devons-nous fouiller pour avoir une chance de trouver notre fortune ?
Le serveur arrive. Émilie choisit la première.
— Pour moi, ce sera une salade au saumon, s’il vous plaît.
— Même chose, et une carafe d’eau. Merci.
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