Je ne vais pas réussir à me retenir de pleurer.
— Je ne sais pas grand-chose, Ric, mais je sais au moins que, si je te perds, ma vie ne sera plus jamais la même. J’aurai manqué la chance que tu représentes. Je peux aimer le monde entier, à condition que je puisse t’aimer toi d’un amour qui ne ressemble à aucun autre. Je suis prête à tout quitter, à tout perdre pour vivre à tes côtés.
Il baisse la tête, mais je n’en ai pas terminé :
— Au point où j’en suis, Ric, autant tout t’avouer. C’est parce que je voulais savoir qui tu étais que je me suis coincé la main dans ta boîte aux lettres. Chaque fois que tu dis quelque chose, je le grave dans ma mémoire. Je me souviens de tous tes regards, de chacune des fois où tu m’as embrassée. Ça n’est pas arrivé si souvent… Si tu savais le nombre de fois où j’ai espéré que tu me prennes dans tes bras…
Il se prend la tête dans les mains et soupire.
— Pourquoi ne m’en as-tu pas parlé avant ?
— Parce que j’avais peur ! Peur de te perdre, peur que tu ne me rejettes ! Tiens, au fait, je t’ai rapporté un petit souvenir de ma visite au musée.
Je fouille dans le sac plastique que je serre depuis tout à l’heure comme une bouée de sauvetage.
— Tu m’as bien offert un pull d’homme, alors tu ne m’en voudras pas de t’offrir un sac à main.
Je lui tends le vieux sac usé. Il est médusé.
— Voilà ce qu’il y avait dans la vitrine 17. Pas de quoi prendre sa retraite aux Bahamas.
Il reste figé comme une statue, le regard fixe.
— Tu n’en veux pas ?
Je pose le sac sur la table, devant lui. Je suis en larmes.
— Et maintenant, je vais te laisser. Je ne t’oublierai jamais.
Il tend la main pour saisir le sac. Il tremble.
— Julie, s’il te plaît, reste. Je dois te parler.
Ric me regarde et entame d’une voix qu’il s’efforce de maîtriser :
— Mes parents travaillaient comme cordonniers plus au sud. Nous étions une famille modeste. Ma mère faisait les marchés et récupérait le travail chez les chausseurs du coin. Mon père passait ses journées au fond de notre garage, sur des machines achetées d’occasion. Il a travaillé quelque temps sur les selleries de constructeurs automobiles, mais il avait l’impression d’être exploité. Alors lui et ma mère ont fait le choix de rester modestes mais libres. Pendant son temps de repos, il me fabriquait des jouets avec les chutes de cuir, des holsters pour mes revolvers en plastique, des animaux fantastiques, des déguisements. J’adorais l’observer. C’est avec lui que j’ai appris que le travail, c’est parfois de l’amour rendu visible. Il fallait le voir faire glisser les pièces de peau sous les grosses aiguilles, passer la teinture, lustrer les pièces au chiffon doux, les lisser de la paume… Un jour, mes parents ont entendu parler d’un concours pour une grande marque. Il s’agissait d’imaginer le sac à main du futur. Ma mère et mon père ont donné le meilleur d’eux-mêmes, ils ont conjugué leurs talents.
Il pose la main sur le vieux sac usé, doucement, comme une caresse.
— Julie, sans le savoir, tu m’as rapporté ce que je voulais reprendre. Un souvenir. Une preuve.
Il se lève et va chercher un cutter. Il ouvre le sac avec précaution, ému, et commence à découper la doublure élimée.
— Mes parents ont créé ce prototype pour Alexandre Debreuil. Il ne les a jamais payés. Il leur a dit qu’il les recontacterait. Ils n’ont plus jamais eu de ses nouvelles. Quelques années plus tard, dans une revue qu’elle feuilletait chez le médecin, ma mère est tombée sur une publicité vantant la copie exacte de leur projet. Le reste appartient à l’histoire. Les Debreuil ont fait fortune grâce à ce que mes parents ont créé. Mon père ne l’a pas supporté. Un cancer l’a emporté moins d’un an plus tard. Ma mère n’a pas eu la force de se battre. Elle s’est entièrement consacrée à moi avant de se laisser dépérir à petit feu. Je me suis juré de les venger, de rétablir leur honneur et la vérité, de faire le procès qu’eux n’avaient pas osé entreprendre.
Il soulève la doublure. Cachées dessous, tracées à l’encre à l’intérieur du sac, on distingue les signatures de Chantal et Pietro ainsi qu’un petit dessin de chien et une signature d’enfant, Ric. À côté, il est écrit : « Que ce projet nous porte enfin chance ». Ric a les larmes aux yeux.
— Tu sais tout, Julie. Je suis venu ici pour reprendre ce qui appartenait à mes parents et traîner ceux qui les ont tués en justice. Je n’avais pas prévu de tomber sur toi. J’ai même cru que je pourrais renoncer à ma vengeance pour vivre avec toi, mais la promesse que je me suis faite pour mes parents était trop forte. Alors j’ai préparé ce vol avec toi dans les jambes.
— Tu n’as plus besoin de ce cambriolage maintenant.
— Non. Grâce à toi et aux risques que tu as pris.
— Que vas-tu faire ?
— Raconter l’histoire à la presse, à la justice, en espérant être entendu.
Il semble épuisé. Comme si la pression qu’il subissait depuis des années retombait, s’échappait de lui. Il me regarde :
— J’ai envie de pleurer, j’ai envie de chanter, j’ai envie de me jeter sur toi pour t’embrasser.
« Je n’aime pas quand tu pleures. Je t’ai entendu au mariage de Sarah, je n’aime pas trop quand tu chantes. Par contre… »
— Julie, est-ce que tu veux bien vivre avec moi ?
« Oui ! »
— Oui.
Le reste ne concerne que nous, mais je dois quand même vous confier que je vous souhaite à tous d’éprouver un jour ce que j’ai ressenti à ce moment-là. Je dois aussi vous avouer que désormais on peut donner des leçons aux chats et que nous, on n’a pas besoin de buissons. Malgré tout ce que l’on peut se dire quand ça va mal, cette vie est notre plus grande chance. Il est 21 h 23 et je suis vivante.
Je sais ce que vous allez dire, mais je vous jure que ce n’est pas moi. Lundi dernier, alors que l’abject petit commercial dealer de faux médicaments venait de faire laver sa décapotable à la station-service, un individu cagoulé a surgi pour lui déverser un seau de crottes de chien sur la tête alors qu’il redémarrait. L’agresseur s’est enfui et n’a pas pu être identifié. L’intérieur de la voiture n’a pas pu être nettoyé. Je n’y suis pour rien. J’ai bien parlé de mon idée à mes amis et, dans la liste des suspects, figurent Xavier, Steve, Ric et même Sophie, mais je ne sais pas encore lequel est le coupable.
Je me suis réinscrite à des cours par correspondance et Mme Bergerot m’aide pour l’économie. Elle et Mohamed ne se chamaillent plus depuis qu’il a été hospitalisé d’urgence pour un malaise et qu’elle s’est précipitée à son chevet. Ils ne peuvent plus faire semblant, tout le monde se moquerait d’eux. Julien et Denis ont parié qu’ils finiraient ensemble.
On n’a plus jamais revu M. Calant. Théo, le fils de la libraire, s’est un peu calmé depuis qu’il a une copine, et sa mère va mieux. Lola continue le piano, elle donne un concert dans trois semaines. On a tous prévu d’y aller.
Albane Debreuil a accepté un règlement amiable pour étouffer le scandale qui aurait encore affaibli son entreprise. Dans un mois, il y aura une vitrine dans le musée qui présentera les parents de Ric et leur travail.
Pour les vacances, Sophie part en Australie. Le père de Brian est mort. Malgré la honte qu’elle éprouve à profiter de cette triste nouvelle, elle se réjouit qu’il envisage de venir s’installer ici.
Léna a eu un accident de voiture mais elle n’a rien. Les experts ont dit que ses seins lui avaient sauvé la vie. Je ne sais plus quoi penser.
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