Je n’ose pas encore parler aux clients. Je les sers, je leur réponds, je leur souris, mais je me garde bien de leur adresser la parole. Chaque fois que l’un d’eux se présente devant moi, je ressens immédiatement quelque chose pour lui. Je me dis qu’il pourrait devenir mon meilleur ami ou mon pire ennemi. Mais vous et moi savons que ce n’est pas vrai.
Il y en a un qui a particulièrement fait bondir Vanessa : un petit vieux, une tête de comptable dégarni, une chemise ringarde, un pantalon informe et des tongs.
— Celui-là, tu t’en occupes, m’a-t-elle lâché en faisant semblant de s’affairer sur les meringues. Je ne le supporte pas. Il me dégoûte tellement que je pourrais vomir.
Le type n’a pas l’air bien reluisant, mais de là à réagir de façon aussi extrême… Il est en cinquième position. La dame qui paie confie qu’elle est partie voir de la famille en Espagne. Elle le fait simplement. D’un seul coup, le type commente à haute voix :
— Z’auriez mieux fait d’y rester, on est déjà trop nombreux ici.
Silence gêné.
La dame suivante se plaint de ne pas avoir de nouvelles de sa fille, partie en voyage. Et le type y va encore de son commentaire :
— L’inquiétude donne souvent une grande ombre aux petites choses…
Silence consterné. Ça va être à lui, Vanessa file dans l’arrière-boutique en se tenant le ventre.
— Mais c’est une petite nouvelle que nous avons là ! commence-t-il.
Mme Bergerot prend la main :
— Bonjour monsieur Calant. Vous avez l’air en pleine forme.
— Il faut lui dire ce que je prends, hein, parce que j’ai horreur de répéter. On n’a pas à subir l’incompétence des nouveaux. Ils n’ont qu’à apprendre. Où est la petite Vanessa ? Je lui aurais bien dit bonjour…
— On lui transmettra, répond la patronne. Julie va vous servir.
Puis elle se tourne vers moi :
— Mets une demi-baguette bien cuite, un pain aux raisins le moins collant possible et un mystère pour M. Calant.
Je m’exécute. Il suit mes gestes avec un air soupçonneux.
— Non, pas ce pain aux raisins-là, m’ordonne-t-il. Je veux celui qui est juste derrière.
J’obéis en observant l’animal à la volée quand tout à coup, à travers la vitrine, j’aperçois Ric qui passe en courant. Pantacourt, tee-shirt. Il va faire son tour. Je suis troublée. D’autant plus que, malgré la rapidité de son passage, je suis formelle, il porte son sac à dos.
— Pour le gâteau, vous m’avez dit un mystère, c’est bien ça ?
Le monsieur tatillon lève les yeux au ciel et soupire bruyamment :
— Ça démarre mal ! Même pas fichue de retenir trois articles. Faudrait voir à vous reconvertir !
Mme Bergerot intervient :
— C’est son premier jour, monsieur Calant, vous allez voir, vous finirez par l’adorer.
D’un air dédaigneux, il me lance :
— Vis pour apprendre et tu apprendras à vivre.
Il ramasse ses achats, sa monnaie et quitte la boutique. C’est incroyable mais, à la seconde où il a passé le pas de la porte, l’ambiance s’est détendue. Comme si on avait tous, clients compris, éprouvé le même soulagement. Vanessa est revenue.
On n’a pas eu d’autres cas sociaux avant la pause du midi. Vanessa m’a montré comment fermer la porte et baisser le store de la vitrine.
J’aurais bien passé mon temps de repas à guetter le retour de Ric, mais Mme Bergerot a eu une idée pour ce midi. Puisque c’est mon premier jour et l’un des derniers de Vanessa, elle a organisé un déjeuner avec toute l’équipe.
Dans le fournil, les ouvriers ont poussé les sacs de farine et les chariots pour faire de la place. La table est longue, on est neuf. Mme Bergerot préside, mais c’est aussi elle qui fait le service. Julien est à sa droite, et après c’est un peu au hasard. Nicolas, l’ouvrier boulanger, s’est installé face à moi. Il ne me lâche pas des yeux. Vanessa raconte :
— Julie a eu Calant et elle a failli se tromper !
— Quel vieux barbon celui-là ! s’exclame la patronne en versant du vin aux hommes.
Nicolas se penche vers moi :
— C’est vrai qu’il est nouche ce mec…
« Nouche ? »
Denis, le chef pâtissier, devine ma perplexité. Il se penche et m’explique :
— Il te faudra un peu de temps pour apprendre à parler le « Nicolas ». Il assemble les mots pour en faire d’autres. Nouche, c’est naze et louche. C’est ça, Nico ?
— Exact, monsieur Denis.
Denis me glisse en aparté :
— Y a que dans la boulange que l’on peut faire travailler des petits gars aussi bizarres. Pour les gâteaux, il faut des vrais pros.
— Je t’ai entendu, tonne Julien. Laisse mes gars tranquilles. Les miens, ils ne s’amusent pas à enduire leur copine de crème pâtissière…
Nicolas se penche vers moi à nouveau :
— Ça, c’est vraiment « surturbant »…
Il veut certainement dire surprenant et perturbant. À moins que ce ne soit… Oh mon Dieu !
Au terme de ce repas, j’en ai appris beaucoup sur le fonctionnement du métier. Je ne regarderai plus jamais une tartine de la même façon.
Paradoxalement, même si je viens à peine de débuter dans cet emploi, il m’a déjà sauvé d’un des principaux dangers qui menacent ma vie : l’obsession de Ric.
À force d’être sans arrêt sur la brèche, de voir des gens, d’apprendre, il m’arrive de ne pas penser à lui pendant des minutes entières. En milieu d’après-midi, je vivais une de ces minutes-là. Il n’y avait pas grand monde. Dehors, sur le trottoir, j’aperçois Mohamed qui vient de recevoir une livraison. Il se dépêche de rentrer ses caisses parce que le livreur en a posé une bonne partie devant la boulangerie. Alors si Mme Bergerot s’en aperçoit, elle va encore sortir, et pas pour lui dire bonjour.
Une femme entre avec son fils d’une dizaine d’années. Elle prend des petits fours. Elle a prévu de rendre visite à sa vieille marraine pendant que son garçon ira prendre des cours de maths pour être d’attaque à la rentrée qui approche à grands pas. Le gamin n’a pas l’air ravi du tout, d’autant que dans la rue ils sont nombreux à passer en vélo ou à jouer au foot. Certains, plus âgés, se tiennent par la main et viennent s’acheter des glaces. Le sol réverbère la chaleur du soleil, il y a peu de voitures. Il flotte dans l’air une sorte d’indolence que seul l’été sait offrir. Et c’est alors que Ric fait son entrée. Il est rayonnant.
— Bonjour !
« Tu étais où ? Je t’attends depuis trois jours ! Avec qui tu traînais encore ? »
— Bonjour.
— Je voulais absolument passer te voir pour ton premier jour. J’espère que tu trouveras ici ce que tu cherches.
« Si tu es dans les parages, j’ai ce que je cherche. »
— Merci. C’est vraiment gentil à toi.
Quand il me regarde comme ça, je sens que je fonds comme la glace des petits jeunes qui s’embrassent sur le trottoir d’en face.
— Depuis ce matin, qu’est-ce que tu n’as pas vendu ?
— Pardon ?
— Qu’est-ce que tes clients ne t’ont pas encore demandé ?
— Pourquoi cette question ?
— Pour que tu aies vendu de tout aujourd’hui et que ça te porte bonheur.
Vanessa, qui a toujours une oreille qui traîne, revient de l’arrière-cuisine et me souffle :
— Les bavarois au café. Personne n’en prend jamais. D’ailleurs, ils ne sont certainement pas très frais.
Je regarde Ric :
— On n’a pas vendu un seul bavarois au café…
— Alors je vais t’en prendre un.
— … parce qu’ils ne sont pas…
Mme Bergerot arrive à son tour. Ric déclare d’une voix forte :
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