— Tu fais bande à part ?
Sophie s’est glissée près de moi.
— Non, je profite de l’instant.
— Toi, tu profites de l’instant ? C’est nouveau, ça.
Florence et Camille sont en train de servir l’apéritif, un punch préparé par Camille avec du rhum ramené des Antilles où elle a vécu une passion torride avec le moniteur de voile du club.
Au moment de lever nos verres pour trinquer, Sarah prend la parole :
— J’ai une annonce à faire ! Mais d’abord, je dois vous raconter une histoire.
Murmures dans l’assistance. Elle se lance :
— Cet été, courageusement, j’ai décidé de ne pas faire le tour des bals de pompiers à la recherche de l’oiseau rare.
Applaudissements.
— Il était temps de passer à autre chose.
Jade commente :
— Moi, je les trouve pourtant sexy, les pompiers.
— Ta gueule ! crie Sophie en maquillant sa voix.
Sarah reprend au milieu des rires :
— Enfin, bref, cet été, je suis partie en Australie pour me changer les idées. C’est super beau, il y a des surfeurs partout. C’est pas mal non plus, les surfeurs… J’avais trouvé un petit hôtel pas cher proche de la plage. La deuxième nuit, il y a eu le feu dans les cuisines. Ça s’est propagé partout, avec une fumée d’enfer. Ma chambre était au sixième étage. Alarme, évacuation. Entre les ascenseurs bloqués et les fenêtres que l’on ne peut pas ouvrir à cause de la clim, autant vous dire que je n’en menais pas large. J’ai attrapé mon sac, plaqué une serviette sur ma bouche et je me suis lancée dans les escaliers de secours. On a commencé à descendre avec des Italiennes et une Japonaise cramponnée à son mec. Je ne sais pas comment je me suis débrouillée, mais entre la fumée et la panique, je me suis paumée.
— Magne-toi, on a soif !
Sarah rigole mais on sent poindre l’émotion.
— D’accord, je fais vite. Je me retrouve avec un début de crise d’asthme, sans savoir si je suis au deuxième ou au premier étage. Je flippe. Tout à coup, je vois la porte de service s’ouvrir comme si quelqu’un la défonçait. Dans l’encadrement, avec son casque et sa tenue antifeu, surgit la silhouette d’un grand type qui tient une hache à la main. Je suis prise d’un malaise. Il m’a soulevée dans ses bras et m’a emmenée dehors.
Plus personne ne rit, tout le monde est pendu aux lèvres de Sarah.
— Là, dans la lueur des gyrophares, au milieu d’un bordel pas possible, il m’a parlé en dégageant les cheveux de mon visage. Même avec ses gros gants, il était d’une douceur… Les filles, c’est le plus beau pompier que j’aie jamais vu.
Elle fouille dans son sac et nous sort la photo d’un type en uniforme à côté duquel elle pose. Il la dépasse d’une tête. À part sa carrure, la première chose que l’on remarque, ce sont ses yeux bleus à tomber et son sourire à faire chavirer un paquebot.
— Il s’appelle Steve, on s’aime comme des fous. Il rêvait de venir s’installer en Europe et il arrive dans une semaine. Les filles, on se marie le 25 septembre et je vous invite toutes !
Sarah pleure de joie. Maëlys et Camille lui sautent au cou. Ce ne sont pas de simples applaudissements qui ont explosé dans l’appartement, mais un vrai tonnerre de cris et de piétinements. Les voisins du dessous sont en train d’appeler les flics.
Jade a simplement dit :
— Tu te rends compte ? T’aurais pu mourir pendant l’incendie.
Même mariée avec Ric, je crois que je n’arrêterai jamais de venir à ces soirées.
À nous voir marcher ainsi côte à côte, en ce beau dimanche après-midi, on pourrait nous prendre pour un couple. On serait même en ménage depuis un certain temps puisqu’on ne se tient plus par la main. Mais il n’y a que les gens qui nous croisent qui peuvent croire que Ric et moi sommes ensemble. Tant pis. Ma joie est pourtant bien réelle parce que c’est notre première sortie.
J’espère que je ne vais rien faire de travers parce que entre la soirée d’hier qui s’est terminée à plus de 2 heures du mat et la matinée à la boulangerie, je n’ai pas vraiment les yeux en face des trous.
Je suis heureuse d’aller au concert avec Ric. La phrase est encore plus vraie si vous retirez « d’aller au concert ». Il a mis une élégante chemise gris ardoise et un pantalon en toile parfaitement repassé. Un agent secret doit savoir repasser. Pour ma part, j’ai laborieusement choisi une robe imprimée ton sur ton, dans les gris-bleus aussi. Les gens vont également croire que l’on habite ensemble parce que nos tenues sont drôlement bien assorties.
Un léger courant d’air me caresse le visage, je suis bien. J’ai envie de lui prendre la main mais ce serait sans doute déplacé. Après tout, nous sommes deux voisins, deux copains dont l’un est en train de tomber éperdument amoureux de l’autre en se demandant quand même ce qu’il bricole avec ses expéditions. Hier soir, je n’ai rien dit aux filles mais il s’en est fallu de peu pour que Sophie ne balance toute l’histoire. J’ai réussi à l’en empêcher en menaçant de révéler sa rupture. Même si je ne l’aurais jamais fait, ça l’a calmée.
En débouchant sur le parvis de la cathédrale, nous nous retrouvons au milieu d’une foule nombreuse. De grandes banderoles annoncent l’événement : « 5 e Festival de musique amateur » sous le parrainage de la pianiste virtuose Amanda Bernstein. Ce festival est connu dans la région mais je n’y ai jamais assisté. De toute façon, grâce à Didier, je n’écoutais plus rien à part ses chansons minables.
Je suis curieuse d’entendre ce que peuvent donner les jeunes musiciens des environs. La manifestation est sponsorisée par la mairie, la région et les célèbres ateliers Charles Debreuil, illustre marque de maroquinerie, fleuron du luxe, dont les usines assurent à la ville une petite notoriété.
Un public endimanché se presse dans la cathédrale Saint-Julien bondée comme aux grands jours. En passant sous le porche d’entrée, je me tiens bien à côté de Ric et je ferme les yeux. Je songe au futur mariage de Sarah et je pense à nous. Est-ce que je veux me marier ?
Dans la nef, il fait frais. Ric m’entraîne vers les premiers rangs.
— Il doit bien rester deux petites places pour nous…
Au centre du chœur, un piano à queue noir trône devant l’autel. La lumière solaire, colorée par les vitraux, inonde l’espace et projette des motifs sur les piliers de pierre qui s’élèvent jusqu’à la voûte. Les centaines de pas et les voix résonnent dans un brouhaha de cérémonie d’importance. J’aperçois quelques clients de la banque, quelques-uns de la boulangerie aussi. Il y a même M. Ping, le traiteur chinois.
Peu à peu, les gens s’installent. Monsieur le maire apparaît et monte sur les premières marches du chœur. Le silence se fait.
— Bonjour à tous et merci d’être venus si nombreux pour cette nouvelle édition de notre festival. Aujourd’hui, les finalistes des sélections qui ont eu lieu tout au long de l’année vont vous donner le meilleur d’eux-mêmes. À l’issue de leur récital, nous annoncerons le ou la gagnante du grand prix. Certains d’entre vous sont venus écouter les jeunes talents de notre ville, d’autres veulent goûter la joie d’entendre l’immense Amanda Bernstein qui nous fait l’honneur d’être présente, mais tous, nous sommes ici par amour de la musique et des arts, blablabla…
Ric l’écoute avec attention. À la dérobée, j’observe son profil, ses mains posées bien à plat sur ses cuisses.
— … Sans plus attendre, je cède la parole à notre généreuse mécène, Mme Albane Debreuil.
La foule applaudit. Mme Debreuil, unique petite-fille et héritière du fondateur de la prestigieuse marque, est ce qu’il est convenu d’appeler une figure. Les sacs à main et bagages imaginés par ses illustres père et grand-père sont connus partout dans le monde et s’arrachent à prix d’or. Des cuirs d’exception, une forme originale reconnaissable entre toutes, mais surtout un marketing auprès des stars et des têtes couronnées qui arrive à convaincre des milliers de femmes qu’il n’est pas d’élégance sans un « Charles Debreuil » à son bras. Madame arrive à grands pas, drapée dans une robe longue d’un rouge profond, portant une parure de diamants. Impossible de la manquer. Elle a de l’allure, de la prestance et ne perd jamais une occasion de placer en évidence devant elle le dernier modèle du sac qui continue de faire sa fortune et sa gloire…
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