— Bienvenue à tous ! lance-t-elle.
Elle parle de création, de talent, d’émotion, tout le monde pense qu’il est question de musique mais elle ne peut pas s’empêcher de parler de ses ateliers. Je trouve très bien qu’elle soutienne ce genre de manifestation, mais je me demande quand même si elle le fait pour donner leur chance à des gamins ou pour nourrir son ego.
Ric l’écoute aussi avec attention. Je dirais même qu’il l’écoute avec encore plus de sérieux que le maire. Il la fixe, immobile, penché en avant, les mains légèrement crispées sur ses genoux.
Elle achève son discours en souhaitant bonne chance aux candidats et nous propose de commencer par un morceau interprété par Amanda Bernstein.
L’assemblée applaudit. Une petite dame, vêtue de ce qui ressemble à des doubles rideaux, fait son entrée sans un regard pour la foule. Tel un spectre glissant sur le pavage séculaire, elle gagne le piano sous les acclamations. Insensible au bruit, elle prend place devant le clavier. Au moment où elle lève ses mains pour commencer à jouer, le brouhaha s’estompe jusqu’à disparaître. Les premières notes s’élèvent. Debussy. Pas besoin de s’y connaître pour succomber au bonheur que la musique procure. C’est le propre de tout art. Il nous touche. Ses doigts courent, enchaînent, font naître la mélodie qui prend toute son ampleur dans l’espace de la nef. Nous sommes des centaines et pourtant rien ne vient troubler la magie qui nous emporte tous. Drôle d’espèce que les humains. Quand on songe à la somme de talent, de savoir-faire, de génie qu’il faut pour que l’on puisse entendre cette composition, jouée sur cet instrument, dans ce lieu par ce petit bout de femme… C’est vertigineux. Des siècles d’efforts et de passion pour que tous, assis, réunis, chacun perdu dans son propre ressenti, nous soyons ensemble, parcourus de frissons, émus. La musique me fait de l’effet.
Ric écoute mais semble contrarié. Impossible de lui demander, impossible de le toucher. Jusqu’à la dernière note d’Amanda, le public est tenu, porté, emporté. Je crois que je suis l’une des premières à me lever pour applaudir. J’ai bondi si vite que, l’espace d’un instant, je me suis dit que le morceau n’était pas terminé et que j’étais l’inculte, la barbare qui interrompait le prodige avec sa joie bruyante. Un cauchemar absolu d’une microseconde. Dieu merci, je n’ai été que la première et le morceau est bien achevé. La petite dame, la grande artiste, se retire sans même un regard. On lui pardonne. Ses doigts nous ont offert ce que ses yeux nous refusent.
Puis vient le tour des jeunes finalistes. Pas évident de passer après cette démonstration. Quatre pianistes et une flûtiste. J’avoue avoir une légère préférence pour le piano. La flûtiste ouvre les festivités. Du Vivaldi arrangé pour l’instrument. Les notes aiguës semblent pouvoir traverser les murs de pierre tant elles sont fines. Contre toute attente, j’ai aimé.
Le premier pianiste s’installe, il n’a que quatorze ans. Il choisit de jouer du jazz et il est vraiment doué. L’assistance est sous le charme. Le second, à peine plus vieux, propose du Chopin avec une maîtrise remarquable. La troisième est une petite fille, Romane, qui joue très bien malgré quelques notes hésitantes. Les morceaux se suivent et ne se ressemblent pas. Lorsque la quatrième et dernière pianiste prend place, je n’en crois pas mes yeux. C’est l’une des filles du traiteur chinois. Elle s’appelle Lola. C’est la seule à saluer le public. L’après-midi est déjà bien avancé, tout le monde songe déjà à la remise de prix qui va suivre et à ce qu’il fera ensuite. Pourtant, au moment où Lola se lance, l’assistance s’immobilise soudain. Du Rachmaninov, réputé impossible à jouer pour une enfant de son âge. Le morceau est somptueux, mais ce qu’elle en fait est sublime. Elle module, elle habite, elle domine. Ses petites mains volent de touches en touches. Un pur moment de grâce. Elle n’a l’air ni sérieuse comme les deux garçons, ni compassée comme l’autre jeune fille. Elle semble heureuse. Elle pourrait jouer chez elle, elle pourrait jouer devant cent mille personnes, elle serait la même. Seule avec son piano et nous, témoins chanceux d’un jeune talent, subjugués par l’émotion qu’elle insuffle à son interprétation.
Lorsqu’elle a libéré ses derniers accords, elle a reçu plus d’applaudissements et de bravos qu’Amanda Bernstein elle-même. Le public était comme galvanisé par cette petite toute timide qui, après avoir salué, s’est empressée de retourner se blottir auprès de ses parents.
Monsieur le maire revient pendant les bravos qui ne semblent pas vouloir s’arrêter. Il invite Mme Debreuil à le rejoindre. Il montre l’enveloppe qui contient le nom du vainqueur :
— Voici le moment de récompenser celui ou celle qui mérite d’être encouragé. Tout le monde sera d’accord avec moi pour dire que toutes et tous le méritent amplement, mais puisqu’il faut choisir, le jury a longuement délibéré et a finalement choisi le plus bel espoir pour notre ville.
Au fond de moi, j’en suis certaine, Lola a gagné. Les autres étaient bien mais elle est sans l’ombre d’un doute nettement au-dessus.
Le maire tend l’enveloppe à Mme Debreuil, souriante. Celle-ci décachette le pli et extirpe un carton. Son large sourire se confirme :
— Je suis particulièrement heureuse d’annoncer le nom de la gagnante : mademoiselle Romane Debreuil !
Stupeur dans l’assistance. Le maire lance les applaudissements mais ils tardent à être relayés par le public. La gagnante se précipite et les gens finissent par l’ovationner. Même Lola, son frère, sa sœur et ses parents applaudissent. Je suis atterrée. Est-ce que j’ai bien entendu ? Romane Debreuil ? Une parente ? S’il est arrivé ce que je crois, alors nous assistons à un scandale. Tout le bonheur que ces artistes nous ont donné est souillé par ce qui vient certainement de se produire. Pour Lola, ce n’est pas une épreuve, c’est une injustice.
Sur le trajet du retour, je suis folle de rage. Ric essaye de me calmer mais, à force de le voir tenter de leur trouver des excuses, je dois avouer que j’ai fini par m’énerver un peu contre lui.
— Comment ça, Romane s’est peut-être toujours montrée meilleure sauf aujourd’hui ? Tu te rends compte de ce que tu dis ? Tu as entendu la petite Lola ?
Je suis ulcérée, révoltée, furieuse de ne pas voir l’émotion ressentie par tout le monde logiquement récompensée. Pourquoi ? Parce que Romane est une fille de notable et que Lola est celle d’un obscur traiteur chinois qui nous a tous rendus malades au moins une fois ? Inacceptable.
En y repensant, je crois que Ric était désemparé par ma colère. C’était la première fois qu’il me voyait ainsi. Mais franchement, sur le trajet du retour, cela n’avait pas d’importance à mes yeux. J’aurais vraiment préféré que nous partagions le seul sentiment qui me paraissait légitime après un tel affront au talent.
Il m’a fallu des heures pour retrouver un semblant de calme. J’ai tout raconté à maman au téléphone, et puis je l’ai aussi raconté à papa et ensuite à Sophie. Ce n’est que tard dans la soirée que je me suis rendu compte qu’en trichant, les organisateurs du concours avaient sans doute blessé une petite fille drôlement douée et fait ressortir une facette de ma personnalité qui risquait de me coûter ma relation avec Ric. Et soudain, j’ai eu peur.
Je sais que je vais passer mon jour de congé à attendre le moindre signe de Ric. Minute par minute. Je suis mal. Étant donné l’état dans lequel j’étais hier soir et le peu que je dois représenter pour lui, j’ai tout envisagé, surtout le pire. Peut-être ne voudra-t-il plus jamais me parler ? Peut-être que la prochaine fois que nous nous croiserons, il détournera le regard ? J’ai l’estomac en vrille et l’impression de ne plus pouvoir respirer. Que dois-je faire ? L’appeler ? M’excuser ? Pourtant, je reste convaincue de l’injustice de ce qui s’est passé hier. Tellement de questions. Pourquoi m’a-t-il invitée à ce concert ?
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