— Tu m’as convaincu, je t’en prends deux.
Vanessa regarde Ric comme s’il était complètement idiot. Je m’efforce de ne pas rire mais c’est difficile.
Ric tend un billet à Mme Bergerot puis revient vers moi :
— Tu aimes la musique ?
Quel rapport avec les bavarois ? Qu’est-ce qu’il va bien pouvoir en faire, d’ailleurs ? J’espère qu’il ne compte pas m’inviter à les manger. Quoique, s’il m’invite, je veux bien me satisfaire de deux gâteaux pas frais au café.
— Si j’aime la musique ? Quelle question ! J’adore la musique.
— Ça te dirait de venir avec moi assister à un concert, dimanche prochain ?
Je sais bien que je n’ai pas le droit de sauter de joie dans le magasin mais j’ai du mal à me contrôler. Il m’invite !
— Avec plaisir !
— Un de ces soirs, passe me voir et on s’organisera, d’accord ?
« Un de ces soirs ? Je finis dans 3 heures et 24 minutes, je suis chez toi dans 3 heures et 26 minutes. »
Il précise :
— Disons demain soir, si ça te va, on fêtera mon nouveau ballon d’eau chaude.
— D’accord, à demain.
Il s’en va. Mme Bergerot fronce les sourcils :
— C’est pas le nouveau de ton immeuble ?
— Si.
— Il te regarde d’une façon qui en dit long…
Vanessa lève les yeux au ciel. La patronne me demande :
— Comment as-tu réussi à le convaincre d’acheter les bavarois ? Ne refais jamais ça. Personne n’en prend. C’est Denis qui s’obstine à en faire malgré ce que je lui dis. À cause de ton copain, il va se sentir obligé de continuer…
De tous les dîners de filles, c’est celui de la fin de l’été que je préfère. Après les vacances, chacune rapporte des histoires incroyables et on est contentes de se retrouver.
Lorsque je sonne chez Maude, je porte deux grands cabas remplis de bouteilles. Sonia ouvre. À en juger par le bruit de fond, il y a déjà du monde. Ça rigole bien.
— Salut Julie ! T’as apporté les boissons ? Super, la fête peut commencer. On aurait pu aussi te demander d’apporter les desserts !
Les nouvelles vont vite. Sonia me décharge d’un sac et m’entraîne à la cuisine. Jade me salue et nous suit en tenant une photo. Sonia m’explique :
— J’étais justement en train de montrer à quoi ressemble Jean-Michel.
Elle reprend la photo à Jade et me l’exhibe sous le nez. Un grand Black, baraqué, en kimono noir, dans une pose à la Bruce Lee, le regard farouche. Il a l’air d’y croire vraiment. Jade regarde encore, toute contrite de ne pas avoir de photo d’homme à montrer.
Sophie déboule et m’embrasse :
— Salut toi. Alors, cette première semaine ?
— Je suis crevée. C’est physique. Par contre, je vois défiler la moitié de la ville. Pour les potins, je suis au point stratégique.
Sonia et Jade continuent leur discussion sans plus s’occuper de nous. Sophie me glisse :
— C’est fini avec Patrice. Je l’ai envoyé balader. J’en ai marre. N’en parle à personne, c’est trop tôt. Il n’y a que toi qui sois au courant.
— Pas trop dur ?
— C’est affreux mais je me sens plus légère. Tout ce temps perdu… Et toi, avec Ric ?
— Demain, on va au concert des jeunes talents à la cathédrale Saint-Julien.
— Vous progressez, c’est déjà ça. Mais ce n’est pas là-bas que vous allez pouvoir roucouler…
Léna débarque et pousse un cri de joie en me voyant :
— Julie ! Trop cool, il faut absolument que tu me donnes ton avis.
Léna est assez particulière. Esthéticienne, elle consacre la moitié de son salaire à l’achat compulsif de crèmes, de sérums, de teintures et, depuis deux ans, elle dépense aussi beaucoup dans des opérations de chirurgie plastique. Elle a décidé de devenir une bombe et elle y met tout ce que la science lui permet. Pour vous donner une idée du personnage, son pseudo sur Internet, c’est « Princessedereve ». Ça a le mérite d’annoncer la couleur. D’après ce qu’on a compris depuis qu’on la connaît, sa stratégie n’a pas l’air de très bien fonctionner parce que, pour le moment, personne n’est venu kidnapper la belle. Alors elle joue la surenchère. C’est elle qui avait eu l’idée de nous faire poser en fées pour un calendrier au profit des coiffeuses nécessiteuses. Tout le monde a refusé, sauf Jade, qui se voyait déjà avec des petites ailes et une baguette clignotante. C’est aussi Léna qui a essayé de convaincre la municipalité d’organiser un concours de Miss… On l’a connue rousse, noir corbeau, blond platine, et là, sans arriver à définir ce que c’est précisément, j’ai l’impression qu’elle a encore changé quelque chose. Elle s’approche de moi avec son décolleté abyssal. Mon Dieu, je viens de comprendre…
— Tu as vu ? Ils sont beaux, pas vrai ? Je les ai fait poser dans une clinique super réputée.
Elle agite sa poitrine comme une danseuse du ventre électrocutée. Sophie commence à trop sourire, je n’aime pas ça. J’essaie d’être gentille :
— Ils sont très impressionnants, vraiment.
Soudain, Léna relève son petit top qui ne laissait déjà pas beaucoup de place à l’imagination et me brandit ses seins énormes sous le nez :
— Touche, c’est super agréable.
Je ne peux pas. C’est impossible. Sophie est hilare et s’en mêle :
— Allez, Julie, il faut que tu les tâtes. Tu verras, c’est incroyable. On l’a toutes fait !
Léna prend ma main et la pose de force en me pliant les doigts pour m’obliger à malaxer.
— Bien malin le mec qui me dira que c’est du faux. Si t’as besoin de l’adresse de la clinique, tu me phones.
— Merci Léna.
Je suis à deux doigts de vomir. Quel type serait assez stupide pour penser que ce genre de monstruosité peut être naturel ?
En passant au salon, je découvre une belle table, avec au moins une quinzaine de chaises autour. Je glisse à Sophie :
— On n’a jamais été aussi nombreuses.
— Ça va être l’enfer pour les voisins et le paradis pour nous. J’espère qu’aucune des filles n’a changé de sexe pendant l’été parce que sinon tu vas être bonne pour palper.
— T’es dégueu !
Un premier bras m’enlace puis Maëlys me parle. Une deuxième accolade, une troisième… On sonne à la porte. D’autres arrivent encore. L’ambiance est chaleureuse. Je surprends Léna qui s’est déjà jetée sur Coralie pour lui faire toucher ses nouveaux arguments de séduction. Dans tous les coins, par petits groupes, ça parle, ça échange, ça confie. J’en entends une qui a perdu quelques kilos qui explique comment faire à une autre qui en a pris trois. Futile et essentiel, complice. Inès raconte ses vacances « trop top » en levant les yeux au ciel à chaque fin de phrase. Rosalie a décroché une promotion et quitte la région le mois prochain. Laurence, qui vient de divorcer, a passé ses vacances avec ses deux enfants et c’était génial. Je les regarde toutes, vivantes, heureuses d’être ensemble, se la racontant un peu mais partageant quelque chose de plus beau que les mots. Ce soir, il n’y a plus de peur, plus de solitude, plus d’espoirs déçus. Ce soir, on est heureuses. En les observant, je me sens un peu étrangère. Il n’y a vraiment qu’avec Sophie que je partage des affinités. Loin de moi l’idée de me juger supérieure — il n’y a aucun risque. Toutes s’en sortent souvent bien mieux que moi dans des vies parfois beaucoup plus complexes. Non, je crois que je suis simplement un peu décalée. Je suppose que l’on éprouve toutes ce sentiment à un moment ou à un autre. En les regardant, je vois la vie s’écrire, les existences se dérouler, et cela me touche.
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