À peine assise à mon bureau, le téléphone sonne. C’est Sophie.
— Qu’est-ce que tu fous, j’arrive pas à te joindre ?
— Salut Sophie. Tu sais, je ne vais pas pouvoir te parler longtemps, je suis au travail.
— Tu te moques de moi ? Tu serais bien la première à être débordée dans ta banque, surtout au mois d’août et à quatre jours de la ligne d’arrivée. Alors, comment ça s’est passé avec Ric ?
« On a échappé à un attentat, on a pris une douche ensemble, je me suis roulée dans ses vêtements, il a mangé tout mon salaire, c’est la folie ! »
— Plutôt bien, c’est vraiment un garçon charmant.
— Garde ce genre de phrase pour ta mère. Moi, je veux la vraie version. Qu’est-ce que vous avez fait, il t’a draguée ? Ça y est, vous sortez ensemble ?
J’ai peur de parler. Si quelqu’un dans l’agence m’entendait ? Je mets ma main autour du combiné :
— C’est difficile de parler ici…
— OK, je comprends, tu n’as qu’à répondre par oui ou par non. Vous avez fait l’amour ?
— Non.
— Il est gay ?
« Ce serait le drame de ma vie et je deviendrais bonne sœur. »
— Je ne crois pas.
— Il a au moins été gentil avec toi ?
— Oui.
— C’est vraiment génial de discuter avec toi. Pas de doute, tu es ma meilleure amie ! Et tes parents, tu leur as enfin parlé de ta reconversion ?
— Une ancienne voisine leur avait déjà vendu la mèche.
— Comment ont-ils réagi ?
— Mieux que je ne l’avais craint. Ils étaient tellement surpris que c’est passé comme une lettre à la poste. Je crois qu’en plus ils sont préoccupés par la santé de mon père.
— Sérieux ?
— Il a des examens la semaine prochaine.
— Et ton nouveau job ?
— La bonne nouvelle, c’est que je vais démarrer à mi-temps jusqu’à ce que Vanessa, l’autre vendeuse, s’en aille. Et tiens-toi bien, je vais gagner autant qu’ici.
— Contente pour toi. Dans cette avalanche de bonnes nouvelles, j’en ai une supplémentaire. Le prochain dîner de filles aura lieu chez Maude. On sera trop nombreuses pour ton petit appartement, alors comme c’est elle qui a le plus grand, on a vu ça ensemble et elle est d’accord. Ne me dis pas que tu es déçue, maintenant que tu as fait ton premier dîner avec Ric, tu n’as plus besoin de cobayes… Tu t’occupes des boissons.
— D’accord.
— Et n’espère pas t’en sortir sans rien raconter. Ça fait des années qu’on se moque des histoires de tout le monde, y compris des nôtres, alors tu n’y échapperas pas. Je te laisse, bisous !
Le mercredi soir, je suis passée voir Xavier. J’avais envie de lui dire bonjour, mais pour être complètement honnête, j’espérais aussi croiser Ric.
Dès que je suis entrée dans la cour de son immeuble, j’ai été bombardée par une lueur aveuglante. Obligée de protéger mes yeux avec mes mains. Xavier ne construisait donc pas une voiture mais un rayon de la mort ! Je m’en doutais. Il est de mèche avec les extraterrestres qui viennent de la planète de Ric, c’est pour ça qu’ils s’entendent si bien. C’est aussi pour cette raison que les garçons sont viscéralement si proches entre eux : ils viennent tous d’une autre galaxie ! En titubant, j’échappe à l’éblouissant faisceau, qui n’est que le reflet du soleil sur le pare-brise blindé tout neuf.
Au-dessus de l’engin de Xavier, une large plaque de métal courbe flotte, accrochée à une potence, comme en apesanteur. Très concentré, Xavier la met en place avec une précision d’horloger. Il est tellement concentré qu’il ne me remarque même pas. La sueur perle sur son front. Il oriente sa grande pièce un peu à droite, la repousse légèrement plus au fond, la descend encore au-dessus du moteur, vérifie la parfaite position des cales et la bloque enfin. Il soupire, se redresse et me découvre :
— Julie ! Tu m’as fait peur.
— Bonjour Xavier. Qu’est-ce que tu fais ?
Il s’essuie le visage avec son tee-shirt et me fait la bise.
— J’ai reçu la première pièce peinte de la carrosserie. Noir mat. Personne ne l’a vue avant toi. Qu’est-ce que tu en dis ?
— C’est classe. Tout XAV-1 sera recouvert de cette armure ?
Il hoche la tête franchement comme un enfant fier.
— Sa robe devrait être complète d’ici trois semaines. Demain, j’attaque les essais moteur sur banc. Je profite que tout le monde n’est pas rentré pour ne pas trop déranger.
Sa voiture va être énorme, et sûrement très impressionnante, mais je vais quand même essayer d’aborder ce qui me préoccupe :
— Tu n’as pas vu Ric ?
— Non, pas aujourd’hui. Je crois qu’il avait des trucs à faire.
« Des trucs, encore des trucs ! »
— Il t’a parlé de son ballon d’eau chaude ?
— Ouais, on s’est programmé ça le week-end prochain. Il est bien pourri.
« Qui est pourri ? Ric ou le ballon ? »
D’un revers de manche prudent, Xavier essuie une poussière sur son capot flambant neuf. L’air de rien, il ajoute :
— Ric ne m’a pas parlé que de son ballon…
« Quoi ? Qu’est-ce qu’il a dit ? Tu sais pour quel service secret il travaille ? Avoue, sinon je prends la clé de ta porte de boîte aux lettres et je te fais une grosse rayure sur ton joli capot, avec un rire sadique et un jeté de tête vers l’arrière. »
— Ah bon ? Et quel sujet a-t-il abordé ?
— L’autre jour, entre deux questions sur la résistance des métaux, il m’a beaucoup parlé de toi.
— C’est vrai ?
— Il m’a demandé depuis combien de temps on se connaissait, quel genre de fille tu étais, il voulait discuter de nos amis et même de tes mecs…
« Xavier, si tu as parlé, je te jure que je mets le feu à ta bagnole. »
— T’inquiète pas, je ne lui ai rien dit, mais j’ai l’impression qu’il a des vues sur toi, si tu vois ce que je veux dire… Ceci dit, je ne sais pas ce que t’en penses, mais il a l’air d’un mec réglo.
« Pas seulement. Mais ce serait trop long à t’expliquer. »
— Merci Xavier. Merci de ne pas avoir tout balancé.
Il se redresse et me regarde bien dans les yeux.
— Aucun problème. Tu sais Julie, ça fait drôle à dire mais, dans ma vie, tu es ce qui ressemble le plus à une frangine. Nos chemins se suivent depuis longtemps, je crois que l’on tient l’un à l’autre et pourtant il n’y aura sûrement jamais rien entre nous. Alors ce doit être de l’affection.
Comment un homme qui caresse les tôles comme les cheveux d’une femme peut-il vous sortir des phrases que même un auteur romantique du XIX e siècle aurait eu du mal à écrire ? Je suis retournée.
Comme s’il n’avait rien dit de particulier, Xavier reprend :
— Il est étonnant, Ric.
— Pourquoi tu dis ça ?
— Il s’intéresse à des choses surprenantes.
« Arrête de tourner autour du pot, Xav. De toute façon, tu parleras. Regarde, j’ai ma clé à la main… »
— Comme quoi par exemple ?
— L’autre soir, il m’a posé plein de questions sur le métal, sur la façon de le tordre et de le couper. Ça ne doit pas lui servir à grand-chose dans l’informatique.
— C’était sûrement à propos de ton véhicule.
— Non, pas du tout. Je lui parlais de moulins à huit cylindres et de soudure. C’est lui qui a orienté la conversation sur le sujet qui l’intéressait. J’avoue que je me suis posé des questions.
— Des questions ?
— Ouais. C’est drôle, il chercherait à faire évader quelqu’un de prison qu’il n’aurait pas demandé autre chose.
Vous vous doutez bien que la phrase de Xavier a produit un certain effet dans mon esprit. C’est peu de le dire, un vrai tremblement de terre. La première prison est à environ soixante kilomètres et c’est un pénitencier pour femmes. Bonjour la déprime. Rien qu’en lisant son nom sur l’étiquette de sa boîte aux lettres le premier soir, je l’avais déjà presque démasqué. Ricardo Patatras, ça sonne comme un espion en fuite qui prépare un plan pour faire évader celle qu’il aime plus que tout et qui est emprisonnée. Pour elle, il va prendre tous les risques. Il ne s’est jamais pardonné qu’elle ait été capturée lors de cette mission à Novosibirsk. Il s’est juré de la sortir de là. Ensuite, ils s’enfuiront tous les deux dans un immense domaine caché au cœur d’une forêt luxuriante du Brésil pleine d’animaux mignons. Dans une sublime propriété achetée grâce à son plan épargne logement de la CIA, ils vivront leur passion, nus. Mon Ric avec cette grosse poufiasse. Je suis horriblement déçue. Elle, si je l’attrape, je lui éclate les genoux avec le capot de Xavier. L’imaginer dans les bras de Ric me donne envie de hurler. Et moi je reste coincée dans ma vie pourrie, à fourguer des comptes même pas rémunérés en attendant de vendre du pain entre deux dîners de folles célibataires. Je suis brisée. J’en pleure depuis que Xavier m’a tout révélé hier. Pour de vrai.
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