— Effectivement.
— J’ai confiance en toi et, si tu acceptes, j’aimerais te demander un service. Il va falloir que je parte quelques jours.
— Un voyage ?
— Pas vraiment. Je dois aller à l’hôpital.
Je fronce les sourcils.
— Rien de grave ?
— En juin, le médecin m’a prescrit des analyses et elles n’étaient pas bonnes. Il m’a demandé d’en faire d’autres et ils m’ont trouvé un truc mauvais. La semaine dernière, je suis allée à l’hôpital faire un prélèvement et, hier, ils m’ont prévenue qu’il fallait que j’y retourne, au minimum pour un mois.
Elle dit tout ça simplement, sans émotion particulière.
— Comme tu le vois, je ne suis pas bien riche, et si la Sécurité sociale ne prenait pas tout en charge, je serais sans doute déjà morte.
— Qu’est-ce que je peux faire pour vous aider ?
Elle me désigne la porte de sa chambre.
— Je voudrais que tu prennes soin de la seule chose qui compte un peu pour moi…
« Elle va me demander de venir nourrir la famille de réfugiés qu’elle héberge en cachette. Ça lui ressemble bien, elle a du cœur, Mme Roudan. »
— … Si je reviens, j’en aurai besoin pour continuer à vivre.
Elle se lève en s’appuyant sur la table et va jusqu’à sa chambre à petits pas. Un vieux lit avec un cosy ouvragé comme on en faisait autrefois, un édredon râpé jusqu’à la corde, une petite table de nuit avec une photo à demi effacée appuyée contre le pied d’une lampe d’un autre âge, une armoire rafistolée et un cadre tout poussiéreux représentant une scène de moisson aux couleurs fanées.
Elle avance vers la fenêtre, l’ouvre et commence péniblement à enjamber l’appui. Je me précipite :
— Ne sautez pas !
Elle rit doucement.
— Ne t’inquiète pas, Julie : regarde.
Elle me désigne l’extérieur et j’écarquille les yeux. Au pied de sa fenêtre, je découvre un petit jardin potager aménagé sur le toit-terrasse de l’immeuble mitoyen. Des tomates, des salades, des petits pois, d’autres légumes et quelques pieds de fraisiers s’étalent dans ce jardin suspendu clandestin.
— Je me suis aménagé ça en douce. Je ramène la terre avec ma poussette et je cultive. Personne ne le sait. Ceux de l’immeuble d’à côté s’en rendront peut-être compte un jour, mais on verra bien.
Elle est assez fière de mon expression incrédule. C’est vrai qu’il faut de l’idée et un sacré courage pour aménager cet étrange endroit.
— Cela me rendrait service si tu pouvais venir arroser pendant mon absence. J’ai souffert pour installer tout ça toute seule. Ça me ferait de la peine que ça crève. Tu peux prendre les légumes, ce serait dommage qu’ils se perdent.
Je suis impressionnée, bouleversée.
— Pourquoi n’avez-vous rien dit avant ? J’aurais pu vous aider.
— Les gens ont leur vie. Je n’aime pas déranger.
— Quand devez-vous partir à l’hôpital ?
— Lundi matin. Je déposerai ma clé dans ta boîte aux lettres.
— Où serez-vous hospitalisée ?
— À Louis Pasteur.
— Je viendrai vous rendre visite.
— Ne perds pas ton temps. Viens plutôt voir où je range l’arrosoir et les outils de jardinage.
Pendant les trois dernières semaines, j’ai l’impression d’avoir vécu et éprouvé plus de choses que durant tout le reste de ma vie. Je suis complètement vidée. Trop d’émotions, trop différentes. J’ai laissé ma baguette à Mme Roudan et je suis redescendue chez moi. J’ai passé la chemise de Ric et j’ai essayé de mettre de l’ordre dans mes idées. L’odeur de brûlé est toujours là. J’ai soigneusement emballé mon ordinateur détruit dans un sac-poubelle en attendant de savoir quoi en faire. Ensuite, j’ai allumé des bougies parfumées. Pour le moment, le mélange jasmin-composants électroniques incendiés n’est pas très agréable…
Sur la table et dans la cuisine s’étalent encore les restes de notre dîner interrompu. Je range tout ou presque. Je n’ai pas envie de laver son assiette et son verre tout de suite. Comme ça, j’ai l’impression qu’il est encore un peu là. J’ai entendu dire que, si on boit dans le verre de quelqu’un, on connaît toutes ses pensées. J’ai bien envie d’essayer. Je saurai enfin ce qu’il pense de moi et ce qu’il fait de tous ces outils bizarres entassés sous son évier. Ce garçon est décidément étrange.
On frappe à la porte. Sûrement Mme Roudan qui a oublié de me dire quelque chose. J’ouvre. Ce n’est pas Mme Roudan. C’est l’homme dont je porte la chemise et qui ne doit jamais me voir débraillée comme je le suis là maintenant.
— Salut.
— Bonjour Ric.
Il désigne sa chemise :
— Elle te va bien. Encore merci pour hier soir. C’était n’importe quoi mais j’ai vraiment passé un super moment.
— Moi aussi.
— Ça va, l’odeur avec ton ordi ?
— Je l’ai enfermé dans un sac, je vais m’en débarrasser.
— Veux-tu que j’essaie de récupérer les données de ton disque dur ?
— Si tu crois que c’est possible, j’aimerais bien, mais tu dois avoir d’autres choses à faire. Il n’y avait rien d’essentiel.
— Je n’ai qu’à l’emporter et je regarderai quand j’aurai un moment.
— C’est gentil.
Il sort un papier de sa poche :
— Tiens, je t’ai noté mon numéro de téléphone portable. Il n’est pas souvent allumé mais on ne sait jamais.
Je m’empresse de prendre le précieux papier et je vais jusqu’à mon bureau pour lui noter le mien. Lorsque je me retourne, je sursaute. Il est là, dans la chambre. Il m’a suivie.
Sur mon lit défait, Toufoufou est à moitié glissé dans son bermuda.
— Te voilà sans ordinateur, comment vas-tu faire ?
— Je dois pouvoir récupérer un vieux portable pour les mails. Pour le reste, tu sais, une boulangère n’a pas souvent de rapports ni de présentations à faire.
— C’est sûr.
— Tu vas courir demain matin ?
— Je vais essayer, mais j’ai des trucs à préparer.
« Des trucs. Il a toujours des trucs à faire, des trucs à voir, des trucs à préparer. Tu ferais mieux d’avoir des trucs à embrasser, à cajoler, à aimer. Je suis un vrai truc, tu sais. »
Il prend mon numéro de portable et se dirige vers la sortie. Il repère tout de suite l’ordinateur emballé.
— Je te dirai dès que j’aurai pu y jeter un œil. À mon avis, il y a moins de 20 % de chances que l’on puisse sauver quelque chose, mais ça vaut toujours le coup de tenter.
De sa main large, il attrape le sac par le dessus et le soulève avec une impressionnante facilité. Et voilà, maintenant je vais rêver de ses mains pendant un bon moment.
On se fait la bise et il s’en va. Je ne réalise pas tout de suite qu’il est parti. Sans doute parce que, surprise par sa visite imprévue, je n’ai pas encore réalisé qu’il était venu. Il va falloir que je dorme parce que sinon je vais vite faire n’importe quoi. Encore plus que d’habitude.
L’ambiance change à l’agence. En la quittant maintenant, je vais peut-être manquer la meilleure période qu’elle aura connue. Géraldine est plus sereine. Elle fait ce qu’elle veut de Mortagne et le résultat est spectaculaire. Moins d’accrochages, moins de tensions. Plutôt que de parler à sa plante, Mélanie commence à nous adresser la parole. C’est la fougère qui va faire la tronche.
Ma dernière semaine. Ça me fait bizarre. Tout le monde est gentil avec moi. Pourquoi faut-il attendre que les gens s’en aillent pour chercher à en être proches ? Parce qu’ils vont nous manquer ? Parce qu’il n’y a plus d’enjeux ? Je m’interroge.
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