Il ressort de la chambre :
— Si tu veux, on peut emporter ton délicieux dîner et aller le finir chez moi.
La reconnaissance me submerge. Même si c’est un ancien espion en fuite, jamais je ne le dénoncerai. Je suis prête à jurer que j’ai passé la nuit avec lui pour lui servir d’alibi. Je suis même prête à passer réellement la nuit avec lui pour que ça fasse plus vrai.
On rassemble tout sur un plateau et on monte chez lui. Il fait de la place sur la table, on rigole bien. On dirait deux gamins qui pique-niquent en douce.
— Désolé, dit-il, je n’ai pas de belle nappe et mes verres sont nuls, mais au moins on va pouvoir finir sans masque à gaz.
On s’assoit et le miracle a lieu. On parle à nouveau, tout revient comme si l’ordinateur n’avait pas explosé. À un moment, je me crois encore tellement dans la continuité du début de soirée que je me lève pour aller à mon frigo, mais je me retrouve devant la porte de ses toilettes.
Il éclate de rire. Cette fois, il n’y a rien d’apprêté dans son rire. Il résonne sincère, puissant, instinctif. Tout ce que j’aime.
— Laisse, dit-il, je vais le sortir, ton gâteau.
Je regagne ma chaise et je le regarde faire. Il dispose le beau fraisier sur un de ses plats. Ce gâteau, c’est mon premier salaire de boulangère. Mme Bergerot me l’a offert en remerciement de ma matinée de travail de dimanche. En me tendant la boîte tout à l’heure, elle m’a dit qu’elle pensait que je ferais sans doute une excellente vendeuse et qu’en attendant que je trouve ma voie, elle serait heureuse de faire un bout de chemin avec moi. Ce fraisier n’est pas qu’un simple gâteau, il représente ma chance, le fruit de mon travail, et je vais le partager avec Ric.
— Et à l’école, tu étais plutôt un bon élève ou un cancre ?
— Un petit gars sérieux. J’aimais bien rire, mais ce n’était pas moi qui faisais le clown. Il faut dire qu’à la maison, ce n’était pas facile…
Il s’interrompt. Il se lève pour se donner une contenance mais je vois bien qu’il n’est pas à l’aise, comme s’il avait trop parlé. Oui, c’est ça, on dirait qu’il en a trop dit et qu’il est embarrassé. Quand j’étais dans le même cas, lui s’est toujours montré élégant. Je lui dois bien un coup de main. Je reprends :
— Moi, j’ai redoublé une seule fois, en seconde.
— À cause de quelle matière ?
« Les garçons. »
— Un peu les maths, mais surtout la discipline.
— Toi, indisciplinée ?
— Eh oui, monsieur !
Il dispose les assiettes à dessert en riant. Soudain, il se fige. Il n’a pourtant rien dit qui puisse poser problème. Il tend l’oreille.
— Tu n’entends rien ?
— Qu’est-ce que je suis censée entendre ?
Il tourne les talons et fonce dans sa salle de bains. Il disparaît derrière la porte qui se referme toute seule.
Je l’entends grogner. Je perçois un bruit impossible à identifier. Il jure. Aucun doute : c’est bien lui qui s’était fait mal dans l’escalier quand la lumière s’était éteinte.
— Julie !
J’accours. Je n’ose pas ouvrir la porte. Je demande :
— Tu veux que j’entre ?
— Oui, s’il te plaît.
Cette fois, j’entends le bruit. Je pousse la porte et je découvre Ric, debout dans sa baignoire, aux prises avec un tuyau de son ballon d’eau chaude suspendu au mur qui lui fuit abondamment dessus. Il essaie en vain de serrer quelque chose. Il râle :
— Je savais qu’il faudrait revoir la plomberie, mais je pensais que ça tiendrait encore un peu…
L’eau gicle partout, y compris en dehors de la baignoire. Je m’approche en me méfiant de l’eau sur le sol. Je m’inquiète :
— Ne te brûle pas.
— Aucun risque, c’est l’arrivée d’eau froide. Est-ce que tu peux aller sous l’évier de la cuisine, fermer le robinet d’arrêt ? Ce serait sympa…
— J’y vais.
J’ouvre le placard de l’évier et je cherche. J’écarte tout ce qu’il y a devant. Des outils, des gros. J’aperçois le robinet, je tends le bras, j’essaie de l’actionner mais il ne se laisse pas faire. Sans doute grippé, peut-être trop vieux. Je force à m’en faire blanchir les phalanges mais rien n’y fait. Ennuyée, je retourne à la salle de bains. L’eau coule de plus en plus, Ric est trempé.
— Je n’y arrive pas. Pas assez de force.
Ric tente toujours de contenir la fuite, qui se transforme en grandes eaux. Il jauge :
— Si je lâche ici, c’est tout le raccord qui va céder et ce sera l’inondation. Saleté de vieux apparts…
— Je peux te remplacer.
Il me jette un coup d’œil. La fuite augmente encore. J’insiste :
— Je suis plus petite que toi mais je crois que j’en suis capable. De toute façon, je ne vois pas d’autre solution…
Il secoue la tête, résigné. J’enlève mes chaussures et j’avance vers lui. Gêné par l’eau qui lui bombarde le visage, il hurle à moitié :
— Désolé de t’imposer ça. Monte dans la baignoire. Il faut que tu te glisses entre mes bras et que tu poses tes mains autour du raccord. La corrosion a dû ronger la paroi métallique du ballon et ça risque de partir avec le tuyau.
Je lui fais signe que j’ai compris. J’enjambe le bord de la baignoire. L’eau glacée me jaillit dessus. La pression de la fuite est beaucoup plus forte qu’en apparence. Je me coule sous les bras de Ric, me voilà adossée à son torse. J’ai déjà vécu ça avec lui, sans la douche froide. J’ai les pieds dans l’eau, le visage inondé — même mon mascara waterproof garanti insubmersible va avoir du mal à résister à ça. Ric guide mes mains jusqu’au raccord. Je le sens contre moi. J’ai beaucoup de mal à ne penser qu’à la tâche que je suis censée accomplir. L’eau nous inonde. Il me crie dans l’oreille :
— Place tes mains autour et serre de toutes tes forces. Je vais retirer les miennes et tu vas sentir la pression de l’eau. Tu es prête ?
Je hoche la tête positivement. Son menton est contre ma joue, l’eau nous ruisselle dessus. Comment en est-on arrivés là ? Je me sens dans un drôle d’état. J’ai envie de me retourner, d’oublier la fuite et de l’embrasser. Je suis entre ses bras sous la douche. Le bruit de l’eau qui arrose tout résonne. Mon esprit vacille. Il dit :
— Attention, je retire les mains. Ne t’inquiète pas, ce ne sera pas long.
Ses bras s’écartent doucement, et tout son corps avec. Je ferme les yeux. Il descend de la baignoire, sort de la salle de bains. Je reste seule sous cette douche glacée. Effectivement, le métal doit être rouillé parce que, sous mes doigts, je sens la paroi du ballon d’eau chaude qui se déforme. Tout à coup, le débit de la fuite diminue. L’eau finit par s’arrêter. Je prends alors conscience que ma petite robe est détrempée, au point d’en être devenue quasiment transparente, le seul jour de ma vie où je n’ai pas mis de soutien-gorge.
La porte de la salle de bains s’ouvre. Ric est là, trempé lui aussi, sa chemise lui colle à la peau. Il est rudement bien gaulé. J’espère qu’il se dit la même chose de moi… Je suis comme une gourde debout dans sa baignoire, sans savoir quoi faire à part le regarder.
— Tu dois être transie de froid, dit-il en se dépêchant d’ouvrir un placard pour en extraire un drap de bain.
Il le déplie, m’aide à descendre et l’enroule autour de moi. D’un geste doux, il me frictionne le dos. Il est encore contre moi, son visage ruisselle. J’adore quand il est décoiffé avec les cheveux mouillés. Lui arrive à parler, pas moi.
— Je te remercie. Ce soir, on aura eu de la chance tous les deux. Si on n’avait pas été là pour cette fuite, les dégâts auraient été énormes, sans parler des plafonds de l’appart du dessous…
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