Je dois vous confier un autre de mes petits travers : j’ai peur des coquilles Saint-Jacques. Quand j’étais gamine, je voyais maman les préparer. Elles bougeaient sur le bord de l’évier… J’en garde un souvenir terrifié. J’en cauchemardais la nuit. Le poissonnier a bien voulu me les décoquiller mais, en les cuisinant, j’ai un peu honte de le dire, j’avais peur que l’une d’elles ne rampe vers moi et me morde.
Les deux soirs, j’ai tout réussi. Les coquilles étaient aussi moelleuses que mortes et les poireaux délicatement parfumés dans leur sauce crémée. Jamais deux sans trois. C’est presque gagné.
Pour le décor, j’ai poussé le sens du détail à un point tel que, sur mon ordinateur allumé dans la chambre, j’ai changé le fond d’écran. J’ai viré les palmiers et la plage de sable blanc pour mettre un paysage de forêt. J’ai pensé à tout. S’il me demande pourquoi j’ai choisi cette photo, je lui répondrai que j’adore courir dans ce genre de paysage. Vilaine mytho. J’ai tout prévu. Par contre, pour ce soir, j’ai décidé d’assumer la présence de Toufoufou. Sans aller jusqu’à lui mettre son assiette à table avec nous, il trône sur le lit et, du coup, il a l’air plus content. Je crois qu’il trouve ma robe jolie.
Dans vingt-quatre minutes, Ric sera là. J’ai acheté des bouteilles d’apéritif dont j’ai vidé une partie dans l’évier pour qu’il ait l’impression que je reçois d’autres personnes que lui. C’est pourquoi je me penche sur l’évier afin de m’assurer que ça ne sent pas la vinasse ou l’alcool parce que sinon mon image de marque va encore en prendre un coup.
J’ai tout préparé mais je n’ai pas du tout réfléchi à ce dont on va pouvoir parler. J’ai deux milliards de questions à lui poser. J’espère en apprendre beaucoup à son sujet, d’autant que mon angoisse sur ce qu’il pourrait faire en douce est loin de s’être calmée. Mon instinct me dit que ce garçon est digne de confiance, mais je suis certaine qu’il cache quelque chose. Je ne sais pas où il travaille. Il a l’air d’être à son compte mais je ne comprends pas comment les gens peuvent faire appel à lui dans le coin alors qu’il vient juste d’arriver. L’autre soir, on s’est croisés, il revenait de la poste avec un gros colis. Il a paru ennuyé que je le voie avec. Il m’a dit que c’était du matériel informatique pour son travail, mais j’ai eu le temps de lire le nom de l’entreprise sur l’étiquette de l’expéditeur et, en me renseignant sur Internet, j’ai découvert que c’était un fabricant d’outillage, genre gros travaux, spécialiste en tronçonneuses à métal. Il les répare en les déchiquetant façon film d’horreur, ses ordinateurs ?
Plus que dix minutes. Le téléphone sonne. Je prie pour que ce ne soit pas lui qui appelle pour annuler.
— Allô ?
— Bonjour ma chérie, c’est maman. Je ne te dérange pas ?
— Bien sûr que non. Comment ça va chez vous ?
— Ton père est un peu fatigué mais c’est sûrement à cause des Janteaux. Ils sont repartis ce matin et je dois dire que ce n’était pas trop tôt. Ils ne s’arrangent pas en vieillissant. Jocelyne n’arrête pas de radoter sur ses petits-enfants et Raymond n’en finit pas de répéter à quel point le monde de l’industrie horlogère régresse depuis qu’il est à la retraite. Mais ce n’est pas pour cela que je t’appelle.
— Qu’est-ce qui se passe ?
— Figure-toi que ce midi j’ai eu Mme Douglin au téléphone et qu’elle m’a certifié que tu travaillais comme vendeuse à la boulangerie, à côté de chez toi. C’est incroyable, n’est-ce pas ?
« Comment je me sors de ce pétrin, moi ? Je suis certaine que ma mère a été soudoyée par les coquilles Saint-Jacques pour faire diversion pendant qu’elles s’évadaient de leur boîte pour m’attaquer en bande. Ric trouvera mon corps à demi dévoré et la fenêtre ouverte. Ce sera le début de la destruction du monde, elles assommeront les enfants à coups de corail. »
— Julie, tu es là ?
— Oui, maman. En fait, j’étais bien à la boulangerie mais c’était pour donner un coup de main. Vanessa, la vendeuse, est enceinte et elle a du mal. Mme Bergerot me l’a demandé.
— Elle n’est pas gênée, dis donc.
— J’étais volontaire, enfin je te raconterai tout dimanche parce que là, je dois filer.
— Tu vois ton club de folles ?
— Elles ne sont pas folles, maman.
— Bien sûr que si, comme je l’étais à leur âge, et elles ont bien raison. Sauve-toi, ma chérie. Tu m’appelles dimanche ?
— Compte sur moi. Je t’embrasse. N’oublie pas de faire un bisou à papa !
Quatre minutes avant l’heure du rendez-vous. Je vérifie ma coiffure. Je lisse ma robe. Je ne tiens pas en place. Qu’est-ce que je vais dire à mes parents pour mon nouveau travail ? Comment vais-je pouvoir tenir une soirée complète face à Ric alors que d’habitude il ne me faut que quelques minutes pour me ridiculiser ? Et si Toufoufou se mettait à parler ? Et si je donnais de l’argent aux coquilles Saint-Jacques pour qu’elles sautent toutes seules dans la poêle ?
On sonne à la porte. J’ouvre. Il est là. Jean impeccable, chemise blanche légèrement ouverte. Il tient quelque chose dans son dos.
— Bonsoir.
— Entre. Je suis vraiment heureuse que tu sois là.
« Jeune écervelée. Ne montre pas ton attachement trop vite. »
— C’est moi qui suis content de venir.
— Tu sais, ça va être tout simple, sur le pouce. J’ai improvisé ce que je pouvais. En ce moment, je n’ai pas beaucoup de temps.
Il entre et me tend un magnifique bouquet rond. Je m’exclame et le remercie. Je crois que j’aurais pu en profiter pour oser lui faire la bise, mais j’ai trop tardé et maintenant ça aurait l’air calculé. Le bouquet est multicolore, c’est vraiment joli. Pour déchiffrer le langage des fleurs, ça va être coton parce qu’il y a de tout. Des freesias bleus — la constance ; des roses rouges — la passion ; du vert — l’espoir et la fidélité ; des marguerites — l’amour simple ; et même du jaune — la traîtrise. Si je tente une synthèse, il m’aime et pour longtemps avec des tentations auxquelles il saura résister naturellement. Mais il y a tellement de variétés différentes dans son bouquet qu’on peut aussi lire qu’il va me faire l’amour comme une bête et qu’après il s’enfuira en sautant par la même fenêtre que les Saint-Jacques… Mieux vaut considérer que c’est juste un joli bouquet. Je sors un vase et le remplis d’eau.
— Ta jambe, ça va mieux ?
— Ça ne me gêne plus au quotidien, mais pour la course, ce n’est pas encore l’idéal. J’ai fait une tentative avec une copine. Ce n’était pas concluant. Et toi, tu cours toujours ?
— Pas trop en ce moment.
« Menteur. Gare à toi. J’ai une escouade de coquilles Saint-Jacques dressées à l’attaque qui n’attendent que mon ordre. »
— Tu songes sérieusement à quitter ton job à la banque pour la boulangerie ?
— Au moins pour un temps, oui. Je crois que je n’ai pas la mentalité banque. En tout cas, je n’ai pas envie d’y vieillir.
— C’est bien d’avoir le courage de changer aussi radicalement. Ça m’impressionne.
Je pose le bouquet sur la table et l’invite à s’asseoir.
— Merci encore pour les fleurs.
Il jette un coup d’œil dans la chambre :
— Et ton ordi, plus de problème ? Je vois qu’il tourne.
— Grâce à toi, oui. Qu’est-ce que je te sers à boire ? Je n’ai pas grand-chose. Du pastis, du whisky, du porto — il est excellent. J’ai aussi du muscat au frais, de la bière, et il doit me rester un fond de vodka à laquelle on peut ajouter du jus d’orange si tu le souhaites.
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