— Si ça ne t’embête pas, ce sera simplement du jus d’orange.
« Arrrgh ! Qu’est-ce que je vais faire de toute cette bibine ? L’évier en a déjà bu beaucoup mais si je lui file tout, il va être raide bourré. »
— Jus d’orange, d’accord. Je vais te suivre.
— Ne te gêne pas pour boire si tu en as envie.
« Vas-y. Traite-moi d’alcoolique dès notre premier dîner… »
— Non, c’est gentil. L’alcool, c’est surtout pour ceux que je reçois.
Je le sers et j’enchaîne :
— Et toi, ton travail, tu es content ?
— Je ne me plains pas. C’est toujours plus calme au mois d’août parce que beaucoup de boîtes tournent au ralenti mais, d’un autre côté, les concurrents sont aussi en vacances, alors ça me permet de faire mon trou.
« Bien joué, mon gars. Ça sonne vrai, mais je t’observe et chaque petit signe sur ton visage, même infime, va me confirmer si tu dis la vérité ou pas. Non, pitié, ne me regarde pas avec tes beaux yeux sombres, ça me fait perdre tous mes moyens ! »
Je poursuis mon interrogatoire :
— Qu’est-ce qui t’a amené ici ? Tu as de la famille dans le coin ?
— Non, pas vraiment. J’aime bien bouger et j’avais envie d’être au calme, de privilégier la qualité de vie.
« Il la joue serré. Monsieur ne se livre pas facilement. Mais compte sur moi, tu ne quitteras pas l’appart sans avoir répondu à quelques questions comme : d’où vient ton nom rigolo ? Qu’est-ce qu’il y a dans ton sac à dos ? Est-ce que tu m’aimes ? »
La soirée débute bien. On parle. Tout se passe comme je l’avais rêvé, sauf que Ric ne révèle pas grand-chose sur lui-même. Les coquilles sont parfaites, comme son visage. Il se détend, moi aussi. On parle de films, de cuisine, de voyages. On rigole de plus en plus spontanément. Ça ne change rien à son rire mais, par contre, le mien ressemble de plus en plus à celui d’une hyène qui s’est coincé la patte dans un escalator. Je vois qu’il m’observe. Je m’efforce de ne pas le regarder autant que j’en ai envie. Il sauce son assiette et je crois que je suis en train de tomber vraiment amoureuse.
Je voudrais que cette soirée ne finisse jamais, je voudrais encore qu’il me raconte le vent sur son visage quand il faisait de la voile, qu’il me dise ce qu’il espère de son futur. Parfois, ses silences et ses hésitations montrent qu’il n’est pas habitué à parler. Avec moi, il parle. C’est à moi qu’il sourit, même si je devine que parfois ses pensées l’entraînent plus loin que les quelques mots qu’il prononce. Si je me fiais à ce que je ressens au plus profond de moi, je jurerais que cet homme a un secret. Si un jour il me le confie, alors nos destins seront à jamais scellés. Je voudrais que cette soirée ne soit que le début, que l’on ne se quitte jamais. Je veux toujours ressentir ce que je vis à cet instant, l’envie de tout donner à celui qui m’acceptera.
Pourtant, la malédiction et le destin ont décidé de me gâcher encore une fois mon bonheur. La violence de l’explosion nous a fait tomber de nos chaises tous les deux.
Je sais ce que ma grand-mère aurait dit. D’ailleurs, elle aurait eu le choix. En épluchant ses carottes, elle aurait pu déclarer : « Le crime ne paie pas » ou « L’addition tombe toujours » ou encore « Bien mal acquis ne profite jamais » et même « La gorgone peut pétrifier le juste mais son âme s’envolera quand même comme un papillon ».
Toujours est-il que, quand ça a pété dans mon appart, j’ai envoyé valser mon assiette en m’écroulant de ma chaise. Ric, lui, s’est spontanément baissé en faisant face au danger et il a bondi vers moi pour me protéger. Enfin, je l’ai percé à jour : c’est un agent secret, le meilleur dans sa partie, qui fuit un passé trop lourd et tente de refaire sa vie.
La déflagration a eu lieu dans ma chambre. C’est l’ordinateur qui a littéralement explosé. Il y a de la fumée, quelques flammes et, surtout, ça pue le plastique brûlé jusqu’à suffoquer.
Ric attrape en vitesse un torchon et le passe sous le robinet.
— Ouvre les fenêtres. Il ne faut pas respirer ça.
Il se précipite vers l’engin infernal, arrache le cordon d’alimentation, éloigne mes affaires et recouvre l’appareil de son torchon trempé. Je tremble comme une feuille. Je m’approche en prenant garde de rester derrière lui.
— Il n’aura pas marché longtemps, plaisante Ric pour détendre l’atmosphère enfumée.
Il se penche vers l’ordi. L’arrière de la tour est éventré. Les bords sont tout noirs, comme si on avait tiré à la roquette dessus.
— La vache, cette fois je ne vais pas réussir à le réparer en le redémarrant. Tu fais des sauvegardes sur un disque externe ?
— De temps en temps, oui.
— Ta présentation était toujours dedans ?
— J’en ai une copie à l’agence…
« Même mourante, elle ment encore. »
— Vu les dégâts, ça m’étonnerait que l’on puisse sauver le disque dur. La dernière fois que j’ai vu ça, c’était pendant mes études. Un petit rigolo s’était amusé à bidouiller les circuits d’alimentation électrique et tout avait explosé. Exactement comme ça.
Il se rend compte que je frissonne. Il me saisit les mains.
— Julie, tout va bien. C’est fini. Il n’explosera pas deux fois. Par contre, tu devrais aller respirer de l’air frais à la cuisine parce que c’est un truc à s’intoxiquer. Je ne veux pas finir la soirée aux urgences.
J’obéis. Mine de rien, je demande :
— Qu’est-ce qu’il avait fait, ton copain, sur l’alimentation ?
— Il avait abîmé un minuscule composant, une résistance de rien du tout. Sur ce genre de machine, la taille des éléments n’a aucun rapport avec leur importance. L’incident nous a au moins permis à tous d’apprendre ça et de ne jamais l’oublier.
« Toi aussi Julie, tu as appris un truc. Tu viens d’inventer la bombe à retardement qui explose quand ça lui chante. »
Ric observe la machine d’encore plus près.
— Aurais-tu une lampe électrique ?
Il se redresse, me sourit et ajoute :
— Bien sûr que tu en as une, tu y tiens même beaucoup…
Je voudrais disparaître dans un trou de souris. Ma soirée de rêve est en train de se transformer en enquête de police scientifique après un attentat. Je vais avoir besoin de la cellule psychologique. Si je lui donne la lampe qui m’a valu de me coincer la main dans sa boîte aux lettres, il risque de voir le composant que j’ai saboté pour l’attirer chez moi. Vous saisissez l’horreur et le ridicule de ma situation ?
Je fais celle qui n’a rien entendu et je reste à humer l’air frais à la fenêtre de la cuisine, tel le chien qui sort la tête à la portière de la voiture, grisé par le vent, avec la langue qui pend. Ric a la bonté de ne pas insister et demande simplement :
— Tu éteins ton ordinateur la nuit ?
— Pas toujours.
— Alors tu as une sacrée chance, parce que la même déflagration en plein sommeil et tu étais bonne pour la crise cardiaque, avec peut-être un feu de couverture en prime.
« Ben voyons, j’ai eu de la chance… Notre premier rendez-vous vire à la scène de guerre. Si c’est pas du bol, ça… »
Il ajoute :
— On pourra toujours raconter que, pour notre premier repas, on a fait des étincelles ! Mais avec cette odeur et cette fumée douteuse, il me paraît difficile…
— On ne va pas se quitter comme ça !
Cri du cœur intempestif. Je sais que je n’aurais pas dû mais c’est sorti tout seul. Ses deux dernières coquilles doivent être froides, les miennes sont collées au mur avec l’assiette éclatée juste en dessous. La belle ambiance de complicité s’est évanouie et mon appartement pue. Je bascule dans la dépression.
Читать дальше