Il me voit et ajoute :
— Bonjour mademoiselle Tournelle. Vous avez l’air très en forme. Le week-end a été bon ?
Là, si Géraldine avait su qui c’est, elle aurait contemplé sur mon visage la tête qu’Alfred Nobel a faite lorsque son premier bâton de dynamite lui a pété à la figure. Je suis sciée. Et Géraldine lui répond comme si tout était normal :
— Dès qu’on a fini, j’arrive. Mais là je suis occupée.
— Merci Géraldine.
Je suis stupéfaite. Le petit roquet rentre dans sa niche. Elle se tourne vers moi et enchaîne :
— Qu’est-ce que tu veux m’annoncer ? Tu es enceinte ?
Sans même attendre la réponse, elle se met à pousser des petits gloussements en sautillant. Elle insiste :
— Je connais le père ? Tu veux me demander si tu dois le garder ? Tu sais Julie, un enfant, c’est un miracle…
Ça y est, elle a démarré en trombe. Elle joint les mains, regarde vers les cieux — en l’occurrence, le néon — et me parle d’amour, de bonheur… Du pur Géraldine qui se fait son film. Je lui pose la main sur le bras :
— Géraldine, je vais démissionner.
Elle se fige.
— Tu vas quitter l’agence ?
— C’est un peu l’idée.
— Tu as rencontré quelqu’un de riche et tu n’as plus besoin de travailler ?
— Pas vraiment. Mais je n’en peux plus. Ce travail me pèse. Enfin, ce n’est pas tant le travail que la mentalité dans laquelle on doit le faire. Je suis mal à l’aise vis-à-vis des clients, je ne suis pas d’accord avec la hiérarchie. Je ne peux pas continuer comme ça. Je n’ai pas envie de me résigner à faire ce boulot jusqu’à une hypothétique retraite, pas à mon âge. Je veux essayer de trouver un emploi qui me ressemble plus.
Géraldine reste immobile un instant et, tout à coup, me prend dans ses bras. Elle me serre contre elle avec une émotion sincère. Son gros pendentif informe me défonce la poitrine. Je n’ose pas bouger. Tant pis, j’aurai la marque de son bijou biscornu jusqu’à la fin de mes jours. Elle me relâche enfin et me regarde droit dans les yeux :
— Tu sais, Julie, de toutes les collègues que j’ai eues, tu es la seule avec qui j’aurais voulu devenir amie. Pas copine, amie. Tu es une fille bien. Je suis triste si tu t’en vas. Mais avant, réfléchis, ne fiche pas ta carrière en l’air pour rien.
— Quelle carrière ? Si je reste, c’est ma vie que je fiche en l’air. Alors voilà : je voudrais te demander si tu sais quand je pourrais partir. En liquidant mes congés, je dois peut-être pouvoir raccourcir le préavis…
Elle fait mine de réfléchir. C’est toujours un peu inquiétant chez Géraldine.
— Pas de panique. Je vais me renseigner. Je te dis ça très vite.
Mon premier rendez-vous est arrivé à l’heure. Je vais vous confier un truc infaillible pour savoir à quelle heure arrive un rendez-vous. Lorsqu’un client vient pour demander quelque chose, il est ponctuel. Si c’est pour un projet essentiel pour lui, il a même de l’avance. Par contre, s’il vient sur votre invitation pour se voir proposer un placement, il est toujours en retard — quand il n’annule pas. Celui-là voudrait un crédit pour s’acheter une voiture de collection, « une affaire à saisir ». Je consulte son dossier : marié, deux enfants, bonne situation professionnelle mais rien qui lui donne raisonnablement les moyens d’une collection de tacots. En listant ses dépenses, il est clair qu’il investit plus dans sa passion pour les voitures que dans le confort de sa famille. Dois-je le laisser endetter son ménage aux seules fins d’assouvir une passion adolescente qui fait long feu ? N’en déplaise à la banque, j’ai fait mon travail en mon âme et conscience et j’ai essayé de le convaincre qu’il n’aurait pas son prêt pour ce genre de projet…
La vie est étrange. Maintenant que j’ai pris la décision de partir, je regarde l’agence d’une autre façon. Pour un peu, je me sentirais presque nostalgique. Fabienne qui avale café sur café, l’affiche avec la jolie fille qui essaie de nous faire croire qu’avoir un compte ici la rend folle de bonheur, Mortagne et ses discours imbéciles, Mélanie et sa plante verte à qui elle parle. Même eux, je n’ai pas envie de les quitter. Ne perdre personne, jamais. Avec Mortagne, ça doit s’expliquer par le syndrome de Stockholm, on finit par s’attacher même à ses geôliers. Pour Mélanie et sa fougère qui n’en finit pas de crever, je ne sais pas. C’est d’autant plus étonnant que je suis seule responsable de mon départ et qu’au plus profond de moi, je sais que j’ai raison. Dehors, il y a mon avenir. Dehors, il y a la vie. Dehors, il y a Ric.
Une des plus grandes qualités de Xavier, c’est de toujours tenir ses promesses. Cette fois, il n’a pas fait exception à la règle. Il m’avait dit qu’il me ferait une belle porte de boîte aux lettres et il n’a pas menti. On peut même aller jusqu’à dire qu’il s’est déchaîné…
En pénétrant dans mon immeuble, j’avais la tête farcie de mes questions sur Ric et sur mon orientation professionnelle. Pourtant, dès que je suis entrée dans le hall, j’ai tout de suite remarqué ma nouvelle porte. Xavier s’est surpassé. Je me demande s’il n’a pas pris modèle sur une portière de sa limousine blindée. En fait, non, je sais : pour ma boîte aux lettres, il a fait une réplique exacte de la porte du coffre-fort du capitaine Nemo dans le Nautilus . Je m’approche, mi-fascinée, mi-terrifiée. Un beau cerclage de cuivre, des gros rivets, du métal épais, une jolie patine. Tout est parfaitement ajusté, poli. Je pense que cette œuvre d’art pèse deux tonnes et qu’elle va provoquer la chute de tout le panneau des boîtes. À côté des autres portes en tôle peinte, la mienne ressemble à celle de la cellule de l’homme au masque de fer.
Je vais devoir remercier Xavier parce qu’il a fait un boulot incroyable. Personne ne parviendra jamais à me piquer mes prospectus. L’argent de la banque serait plus en sécurité derrière cette porte-là qu’à l’agence. Mais quand même, j’aurais bien voulu quelque chose de plus simple, de plus sobre…
C’est bien fait pour toi, Julie. Cette porte est ta croix. Si tu n’avais pas tripatouillé la boîte de Ric, rien de tout cela ne serait arrivé. Ta punition sera donc la suivante : tous tes voisins te prendront pour une malade rien qu’en regardant cette infamie métallique et, dans quatre ans au plus, affaiblie par l’âge, tu n’auras même plus la force de l’ouvrir…
Il y a un petit mot qui dépasse du rabat de la fente. Je tire dessus en me méfiant de ne pas me faire manger la main. « Si tu veux revoir ton courrier, viens chercher la clé, je suis à l’atelier. Xavier. »
Dans la rue, devant son immeuble, une famille rentre tout juste de vacances. Les parents vident la voiture pendant que les enfants jouent déjà au ballon dans la cour. J’évite leur balle de justesse en poussant un petit cri, ce qui les fait bien rire.
L’énorme voiture de Xavier est sortie devant son garage, entourée d’outils qui jonchent le sol. La tôle rayonne, elle doit être brûlante avec le soleil qu’il a fait aujourd’hui. Intérieurement, je répète déjà ce que je vais lui dire. « C’est la plus belle porte que j’aie jamais vue ! » C’est trop. Il va falloir trouver autre chose. J’aperçois les pieds de Xavier qui dépassent de sous son engin. Surprise : il y a une autre paire de pieds juste à côté et je crois même que ça rigole. Je marque un temps. Je reconnais bien les vieilles tennis de Xav, mais à qui sont les deux autres jambes ? Un instant, je me dis qu’il s’est peut-être enfin trouvé une copine, et que, comble de bonheur, c’est aussi une fana de mécanique. Mais les poils contredisent l’hypothèse, à moins qu’elle ne s’épile plus parce qu’elle passe tout son temps à s’occuper de son camion. Misère, je crois que je deviens comme Géraldine, je me fais des films. Elle m’a sûrement passé son virus quand elle m’a prise dans ses bras.
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