Sous la voiture, ça rigole encore. Les voix me parviennent étouffées. Des voix d’hommes. Ça parle jargon mécanique :
— Bloque le longeron pendant que je passe l’axe.
— OK, mets la clavette.
Si je reste là sans rien dire, je vais passer une heure à voir bouger des pieds, alors j’ose me manifester.
— Xavier ?
Violent bruit de choc. Je pronostique une tête contre du métal.
— Julie ? C’est toi ? Ne bouge pas, j’arrive.
Xavier se tortille pour s’extraire. Il rigole. Ce n’est pas lui qui s’est cogné. L’autre corps ne bouge pas et gémit. Xavier secoue la limaille de ses vêtements et me demande, hilare :
— Tu viens chercher ta clé pour le courrier ?
Je n’arrive pas à détacher les yeux des autres jambes, dont le propriétaire commence à s’extirper à son tour. Xavier ajoute :
— Alors, tu la trouves comment ta porte ?
Son acolyte apparaît enfin. C’est Ric. Je murmure :
— Magnifique…
— Qu’est-ce que tu dis ?
— Je dis que ta porte est magnifique. Solide, large d’épaules, bien bâtie, jamais rien vu d’équivalent.
Xavier se frotte les mains.
— Je mérite bien un petit bisou, dit-il en me tendant sa joue.
Je l’embrasse. Ric se relève en se frictionnant la tête. Xavier pouffe de rire.
— Quand il a entendu ta voix, il s’est redressé comme un ressort ! Tu lui fais de l’effet !
Les deux rigolent comme des gamins de maternelle. C’en est gênant. Un jour, il faudra que quelqu’un m’explique pourquoi les mecs s’entendent aussi vite et aussi bien. À les voir côte à côte, on dirait qu’ils sont copains d’enfance, qu’ils ont fait trois guerres ensemble en se sauvant la vie à tour de rôle. Et ces deux spécimens ne constituent pas un cas isolé. Vous mettez deux garçons dans la même pièce, sur un même chantier, ou n’importe où d’ailleurs, et en trois minutes ils se tutoient, en cinq ils rigolent en faisant des sous-entendus qu’ils ont l’air de tous comprendre et, une heure après, leurs mères jureraient qu’ils sont frères. Comment est-ce possible et pourquoi ce n’est pas la même chose chez nous, les filles ?
Ils sont là devant moi. Xavier envoie même un coup de poing dans l’épaule de Ric qui lui fait des peintures de guerre sur le front avec la graisse qu’il a sur les doigts. Si je ne connaissais pas aussi bien Xavier, je croirais qu’il est ivre, mais non. Je ne sais pas ce qui est le pire : qu’il se comporte ainsi à jeun ou qu’il soit alcoolique. J’essaie de rationaliser le débat :
— Vous travaillez ensemble maintenant ?
— Ric voulait me demander un truc et je me débattais avec une pièce trop longue que je dois assembler par le châssis. Alors il m’a proposé un coup de main.
« Ric avait un truc à te demander ? Xavier, au nom de notre amitié, je te conjure de me dire ce que c’est. L’information sera versée au dossier et, méfie-toi, ce type est peut-être un tueur en série. »
Xavier va jusqu’à son établi et revient avec deux clés attachées par un fil de fer.
— Voilà pour toi, dit-il.
Je saisis les clés et je l’embrasse à nouveau :
— Merci beaucoup. J’aimerais bien te dédommager pour ton temps et les matériaux…
— Hors de question. C’est un cadeau.
— Merci d’avoir fait aussi vite. En plus, c’est du solide !
— Alors là, Julie, je te promets que personne ne pourra te la forcer. D’ailleurs, évite de te coincer la main dedans parce que, pour te dégager, il faudrait plus de matériel que la dernière fois…
Et les voilà repartis à rire, en se payant ma tête en plus. Tant de complicité, tant de camaraderie, ça donne envie d’en gifler un. Lequel je tarte ? Mon copain d’enfance ou le beau gosse qui me rend dingue ? Vous ne perdez rien pour attendre, mes cocos…
Quitte à changer des choses dans ma vie, je n’ai pas fait les choses à moitié. La teinturière, située juste à côté de la banque, m’a parlé d’un groupe de filles qui, trois fois par semaine, se donnent rendez-vous à l’entrée du jardin public pour aller courir. Pas toujours les mêmes filles, mais toujours le même circuit. D’après sa sœur qui les a longtemps fréquentées, l’ambiance est sympa. J’avoue que je suis tentée par la possibilité d’aller m’entraîner avec mes semblables avant de m’exposer à nouveau à l’appréciation de Ric. J’ai d’autant moins envie de m’humilier devant lui maintenant que je sais qu’ensuite il va en rire avec Xavier, son nouveau meilleur ami. Mais je ne suis pas du genre à baisser les bras et, qui sait, le prochain coup, il sera peut-être ébloui ?
Autre grande résolution : je vais cuisiner. J’ai d’ailleurs ressorti tous les livres que maman m’a offerts et je vais tester des recettes. Il faudra que je m’en achète des plus adaptés parce que je ne me vois pas servir de la blanquette au jus de truffe ou des potées avec du cassoulet en plein mois d’août. Je compte inviter tous les gens que j’aime bien mais, soyons honnête, mon but premier est surtout de m’entraîner à bien recevoir Ric. J’ai déjà envisagé une liste de cobayes. D’abord, je vais convier les moins exigeants et puis, peu à peu, je me risquerai avec ceux qui ne laissent rien passer ou qui ont l’estomac fragile. Ce n’est peut-être pas joli-joli, mais les chats aussi ramènent des souris crevées ou des moineaux décapités pour montrer leur affection. Et il faut bien qu’ils s’exercent avant.
Nous en arrivons à présent au point le plus important de mon grand programme de reprise en main de mon existence. Il va se jouer dans quelques minutes et je n’ai pas toutes les cartes en main. Devant mon miroir, juste avant de sortir, je vérifie mon allure. Jean noir, veste en coton. Sérieuse mais pas trop. J’ai l’estomac serré. Il faut dire que je joue gros. Cela va peut-être vous paraître une idée farfelue, pourtant je peux vous dire que j’ai beaucoup réfléchi.
Je remonte la rue et je pousse la porte de la boulangerie. Trois clients. À un quart d’heure de la fermeture, il ne reste plus grand-chose. Vanessa me salue, elle emballe deux tartelettes aux mirabelles pour un petit monsieur.
J’attends mon tour. La pression monte. Juste avant moi, une jeune femme grogne parce qu’il n’y a plus de pain de mie. Le petit garçon qu’elle tient par la main tire de toutes ses forces pour aller se coller à la vitrine des bonbons. Combien d’enfants ont rêvé devant ces boîtes remplies de friandises, les doigts cramponnés à la cornière en bois usé ?
Mon tour arrive.
— Qu’est-ce que je vous sers ?
— Mme Bergerot n’est pas là ?
Vanessa semble surprise. Instinctivement, elle pose la main sur son ventre, comme si elle redoutait une contrariété. Une dame entre dans la boutique, l’air pressée. Je m’approche pour glisser à la vendeuse :
— Je vais vous prendre une demi-baguette mais si c’était possible, j’aurais bien aimé dire un mot à Mme Bergerot.
Vanessa est rassurée. Elle passe la tête dans l’arrière-boutique et, d’une voix suraiguë, hurle :
— M’dame Bergerot ! Quelqu’un pour vous…
Je me décale sur le côté. Ma tension artérielle est celle d’un gazoduc caucasien. Je suis à deux doigts du boulon qui pète. J’ai les mains moites. Si on m’avait dit qu’un jour ma vie se jouerait ici, je ne l’aurais pas cru. Et pourtant…
La patronne arrive. Elle n’a pas l’air de bonne humeur. Elle déboule derrière sa caisse et se tourne vers Vanessa avec un regard interrogateur. La vendeuse me désigne du menton.
— Ah ! Bonsoir Julie. Excuse-moi, je n’ai pas ma tête ce soir. Dis donc, ce n’est pas ton heure. Papa et maman arrivent et tu veux commander un gâteau ?
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