On est toutes les deux secouées par l’hilarité devant le robinet. La voix de Jade qui geint au loin nous parvient.
— Et toi, comment ça va ? demande Sophie en s’essuyant les yeux.
— Ça a pété à la banque, j’en ai vraiment marre.
— Reprends tes études, tu étais douée.
— Là, je ne me sens pas…
Sophie capte quelque chose dans mon regard. Je tourne la tête, rouge comme une pivoine.
— Julie…
Florence fait irruption. C’est bien la première fois que je suis contente de la voir.
— Alors, mes chéries, qu’est-ce qu’on se boit ?
« Si elle m’appelle encore une seule fois ma chérie ou ma belle, je lui dis ce que je pense de sa coiffure et de son chemisier à faire crever un caméléon. »
On repasse au salon. Sonia vient d’arriver. Elle est tout excitée parce qu’elle a trouvé le mec de ses rêves. Elle se dépêche de nous raconter. Il s’appelle Jean-Michel. Il est gentil, il a un bon job, il veut cinq enfants comme elle. Juste un bémol : il est un peu bizarre parce qu’il se prend pour un ninja. À part ça, tout est parfait.
— Comment ça, il se prend pour un ninja ? demande Florence.
— Il collectionne les livres, les sabres, tout ce qu’il peut trouver. Il s’est même fabriqué des mizu gumo , des chaussures flottantes munies de sacs gonflés qui permettent de se tenir debout sur l’eau pour espionner. Dans l’appart, il se balade en costume traditionnel avec sa cagoule et il pousse des petits cris. Il a accroché des cibles un peu partout et il jette des shurikens dessus sans prévenir…
— Des quoi ?
— Des shurikens , des étoiles en métal aux branches tranchantes comme des rasoirs…
— Et c’est pas dangereux ?
— Il dit qu’il va s’améliorer. Pour le moment, c’est vrai qu’il vise souvent à côté… Il a crevé la penderie et les papiers du salon sont lacérés. Il a aussi éventré une poupée dans ma chambre.
— Sérieux ? s’étonne Sophie.
— Grave. Faut juste que je fasse gaffe quand ça le prend. Mais sinon, il est cool. Sauf la semaine dernière. Il avait le moral à zéro parce que, pour marquer son passage au grade mental supérieur, il a voulu se faire tatouer un grand symbole ninja sur le dos et les épaules. Mais le tatoueur lui a dit que ça ne se verrait pas.
J’ose un « pourquoi ? ».
— Parce qu’il est black.
Il faut vraiment que j’arrête avec ces questions. Sophie s’enfuit dans la cuisine. Je reste seule face à Sonia, imaginant son étonnant Jean-Michel, le ninja black, et essayant de me contenir.
Pour changer de sujet, je demande des nouvelles de Sarah, notre obsédée des pompiers. Celle-là aussi elle est spéciale. Elle ne jure que par les soldats du feu. Elle a épuisé toutes les casernes de la région et elle a même agrandi son terrain de chasse. Elle s’organise des week-ends dans d’autres villes, ou même ailleurs en Europe, pour aller draguer les cibles de tous ses fantasmes. Déjà au lycée, elle déclenchait de fausses alertes à l’incendie pour voir arriver les gros camions rouges remplis d’hommes en uniforme prêts à la prendre dans leurs bras ou à lui faire du bouche-à-bouche. Quand je vous dis qu’on a des cas… L’été, on ne la voit pas souvent, Sarah, parce qu’elle parcourt le pays pour profiter un maximum des bals des pompiers. Et à Noël, au moment des calendriers, elle est sur les dents. Elle n’arrête pas. Elle peut rappliquer chez vous à l’improviste, juste pour ne pas louper la tournée des sapeurs qui sonnent aux portes. Elle se renseigne sur leur parcours, elle économise. Oui, elle économise, parce que rien qu’en décembre dernier, elle en a acheté cinquante-trois, des calendriers…
Jade sort de la chambre et s’assoit à côté de moi, la mine défaite. Je l’embrasse :
— Sophie m’a tout raconté. Tiens bon. Tu dois être courageuse.
Les yeux éperdus de reconnaissance, elle s’agrippe à moi, en pleurs. Pendant ce temps, cette andouille de Sophie, en embuscade dans la cuisine, me la mime en train d’avaler ses gélules. J’ai un petit rire nerveux et Jade croit que je pleure avec elle. Elle va être gratinée, la soirée… Je l’imagine d’avance. Pourtant, vous vous souvenez peut-être de ce que je vous ai dit : on pense connaître les choses, et soudain un détail surgit et tout change. Ça m’est encore arrivé ce soir-là, et c’était bien plus qu’un détail.
On était à l’apéro, un petit muscat de Beaumes-de-Venise frais et sucré que je savourais en regardant par la fenêtre. Le carrefour s’étendait sous mes yeux. Je m’attardais sur les ombres joliment étirées par la chaude lumière de cette fin de journée. Tout à coup, une silhouette qui courait a attiré mon regard. Ric. J’ai d’abord cru que j’hallucinais et que mon obsession pour lui me jouait des tours, mais non, c’était bien lui ! Son pantacourt, sa foulée. Aucun doute.
Il remonte le grand boulevard, exactement comme ce matin. Il n’a pas eu son compte ? Et pourquoi porte-t-il un sac à dos ? Qu’y a-t-il dedans ? Où va-t-il ?
À cet instant, ma raison me hurle de me calmer, mais mon instinct crie encore plus fort que quelque chose de louche se trame.
— Julie, tu m’as entendue ?
Florence m’a parlé. Je n’arrive pas à détacher mes yeux de la silhouette de Ric. Sophie me pose la main sur le bras :
— Ça va ?
— Je sais pas.
— Comment ça, tu sais pas ? Tu en fais une tête, on dirait que tu as vu un fantôme ! Ce n’est pas…
« Non, si c’était Didier, j’aurais simplement ouvert la fenêtre pour lui balancer Florence dessus. »
Sophie regarde dehors. Elle passe en revue les dizaines de badauds, mais elle ne remarque pas le petit point qui s’éloigne en courant.
Est-ce que ça fait la même chose à tout le monde ? Chaque fois que je suis amoureuse, je commence toujours par une phase où je veux tout savoir de lui. Ça frise la boulimie. Qu’est-ce qu’il lit ? Qu’est-ce qu’il pense ? Qu’est-ce qu’il fait ? 24 heures sur 24, 7 jours sur 7. C’est épuisant, mais impossible d’y échapper. Je suis en plein dedans. Même la tête en vrac, il me reste encore assez de lucidité pour m’apercevoir que ça n’avait jamais atteint des proportions pareilles. Avec Ric, c’est carrément violent. Je me rends compte que, malgré moi, ma mémoire photographique a fait des prodiges dans son appartement. L’agent JT s’est surpassé. Je peux vous décrire tout ce que j’ai vu jusqu’au plus infime détail. Il y aurait un championnat du monde des sept erreurs sur son appart, je serais certaine de gagner. À vous, je peux confier que ce matin, en le regardant courir, je l’ai entièrement cartographié. Je pourrais vous raconter ses avant-bras, comment il pose les pieds quand il court, son menton, son port de tête, sa façon de plisser les yeux face au soleil, son sourire, la manière particulière qu’il a de relever son sourcil gauche lorsqu’il parle sérieusement. Rien ne m’a échappé. Cette envie de tout savoir, d’approcher au plus près, n’a jamais été aussi virulente.
Évidemment, il y a un revers à la médaille. Quand on en est là, on se construit une idée des gens, on les imagine dans tout ce qu’ils font. Ça nous rassure, ça nous attache. Le grand malheur, c’est qu’à la moindre surprise, au plus petit décalage entre ce que l’on se raconte et les faits, c’est la cata, la douche glacée. On a l’impression soudaine, brutale, d’avoir été trompée, de s’être fait rouler dans la farine. Encore trahie. Le vrai problème, c’est cette atroce sensation qui en résulte : on se retrouve convaincue qu’il nous échappe et nous abandonne. Pour un petit geste, une phrase de rien, le moral s’écroule et le cœur tombe en miettes.
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