— Tu as meilleure mine. Je suis désolé de t’avoir imposé un tel rythme.
— Tu n’y es pour rien. J’aurais dû reprendre l’entraînement avant de me lancer avec toi. J’espère que tu ne m’en veux pas.
Il hausse les sourcils :
— Tu rigoles ! Je me sens tellement responsable que si ta jambe t’avait trop fait souffrir, je t’aurais portée jusqu’à ton appart.
« Ma jambe me fait horriblement mal. S’il te plaît, ramène-moi dans tes bras sur cinq kilomètres et serre-moi bien fort pour ne pas laisser cette saleté de nostalgie se glisser entre nous. »
Nous sommes rentrés au petit trot. C’était presque agréable physiquement. J’ai senti quelque chose de neuf entre lui et moi, comme si paradoxalement le fait d’avoir été séparés une demi-heure nous avait rapprochés. Je suis vraiment folle. Je commence à croire que mes rêves se réalisent.
En arrivant devant notre immeuble, un sentiment de profonde tristesse m’a envahie. Nous allions nous séparer et je n’avais aucun plan pour le revoir vite. On est montés. Il m’a déposée devant ma porte.
— À bientôt ! a-t-il lancé avec son joli sourire.
« À bientôt » : quelle expression détestable. Pour moi qui panique à l’idée de perdre les gens, ces simples mots sont une horreur. Ils signifient que l’on ne sait pas quand on se reverra. On accepte que le hasard décide. C’est insupportable. Je veux être certaine de retrouver tous ceux auxquels je tiens tellement. C’est à ce prix que je peux espérer avoir une chance de dormir paisiblement. Je veux même savoir exactement quand. On ne devrait jamais dire « À bientôt », mais préciser « Rendez-vous dans la semaine », ou « On se retrouve dans deux dodos » ou encore mieux : « On se revoit dans 18 jours, 16 heures et 23 minutes. » Une chose est certaine, en ce qui concerne Ric, je ne me vois pas attendre 18 jours.
La dernière fois que j’ai fait la sieste, j’avais sept ans et ma mère m’avait obligée. Ça m’avait mise dans une telle rage que je lui avais fait la tête pendant trois jours, un record. Elle n’a plus jamais essayé. Je déteste la sieste. J’envie parfois ceux qui réussissent à prendre le temps d’en faire une, mais pour moi, c’est perdre un peu du temps que la vie nous offre. Pourtant, ce dimanche après-midi, lorsque je me suis posée dans mon fauteuil pour « réfléchir », je me suis écroulée. Ce voyage au bout de la ville et de mes souvenirs m’avait vraiment chamboulée. C’est l’appel de ma mère qui m’a réveillée vers 17 heures.
— Ça va, ma chérie ?
— Tout va bien. Tu ne vas pas le croire, je m’étais assoupie.
— Toi ? Tu manges assez, au moins ?
— Évidemment, maman, ne t’en fais pas. Et vous, comment ça va ?
— Les Stevenson sont repartis ce matin, ils t’embrassent. Ton père rôde dans le jardin. Comme chaque été, il claironne qu’il va faire construire une piscine. Il dit que ça te fera venir plus souvent… et que ça servira aux petits-enfants.
« Sortez les gros sabots : voici la 1 798 eallusion à la descendance que mes parents attendent impatiemment. Au rythme où vont les choses, papa a le temps de creuser sa piscine à la petite cuillère, et même si les chats sont plus rapides à faire des bébés, ils n’aiment pas l’eau… »
On a papoté cinq minutes. Même si on ne se dit rien de révolutionnaire, ce coup de fil du dimanche après-midi est une coutume à laquelle je suis attachée. Cet appel-là était assez étrange parce que j’avais envie de parler de Ric à maman, mais j’ai trouvé que c’était prématuré. Par contre, la semaine prochaine, il sera grand temps.
Ce soir, je ne vais pas déprimer en me demandant ce qu’il fait parce que je pars dîner chez Sophie. C’est chez elle qu’a lieu le dîner du mois avec toutes les copines. On sera un peu moins nombreuses que d’habitude parce que beaucoup sont en vacances, mais ce n’est pas plus mal. Les voyageuses nous raconteront leurs périples en septembre, en nous obligeant à regarder leurs photos. Je me demande si je vais leur parler de Ric.
Sophie habite à deux rues de chez moi, dans un appartement neuf qui donne sur le carrefour de la République, en plein centre-ville. Ce soir, c’est à moi d’apporter le dessert, ce sera des glaces. J’aime bien Sophie. On se connaît depuis plus de sept ans. Nous avons commencé nos études supérieures ensemble. On s’est tout de suite bien entendues. En y réfléchissant, c’est souvent par l’humour que nous nous rejoignons elle et moi. Ce sont généralement les mêmes travers de la vie ou les mêmes aberrations qui nous font rire. Côté mecs, elle est beaucoup plus aventureuse que moi, mais nous n’en parlons vraiment que lorsque l’une des deux souffre. On a assez à faire avec nos consœurs… On s’est un peu perdues de vue lorsque je vivais avec Didier parce qu’elle lui en voulait beaucoup de m’avoir fait arrêter mes études et qu’elle le lui disait. Sophie, elle a toujours eu le don de voir juste dans la vie des autres et de se faire avoir dans la sienne. Sa copine, Jade, c’est un peu le même genre. Je ne la connais qu’à travers ces dîners, mais je sais qu’elle a toujours des problèmes avec ses mecs. Si elle en a, c’est un drame, et si elle n’en a pas, c’est une catastrophe. Elle cherche le prince charmant alors, forcément, elle est toujours déçue.
— Salut ma belle !
Ce n’est pas Sophie qui a ouvert. C’est Florence. J’ai vraiment du mal avec elle. Elle prend les autres pour des abrutis et ça se voit. Elle commence toujours ses phrases par « Moi je » et elle ne manque jamais de te glisser un petit « Pas étonnant que ça ne marche pas si tu t’y prends comme ça ».
— Bonjour Florence.
— T’as acheté tes glaces à la supérette ? T’aurais dû les prendre au MaxiMag, ça t’aurait coûté 10 % moins cher.
« J’aurais dû les piquer, ç’aurait été gratuit. »
Je lui tends le sac.
— Mets-les au congélateur, s’il te plaît.
Sophie sort de sa chambre et vient nous rejoindre dans le salon.
— J’étais en train de consoler Jade, me glisse-t-elle. Elle est complètement déprimée.
Pourquoi Sophie est-elle hilare ?
— C’est fini avec Jean-Christophe ?
— Non, lui, c’est déjà terminé depuis deux semaines. Celui-là s’appelle Florian et porte le dossard numéro 163.
Je sens qu’elle va exploser de rire. Je l’entraîne à l’écart dans sa minuscule cuisine.
— Comment peux-tu rire de son malheur ?
— Elle a encore parlé de se suicider…
Sophie a du mal à se contenir, le fou rire n’est pas loin. La simple mention de la tentative de suicide de Jade m’arrache un petit rire nerveux. C’est nul de se moquer, mais quand même.
— Se suicider… comme la dernière fois ?
— Oui, mais elle va sûrement doubler la dose !
À présent, Sophie ne contrôle plus les larmes qui lui montent aux yeux pendant qu’elle sourit à belles dents. Soudain, elle éclate de rire pour de bon. Il faut vous dire que, la dernière fois que Jade a essayé de se tuer, elle a avalé dix gélules d’ultra-levure. Tout juste de quoi avoir des gaz pendant deux heures. C’est ce qui s’appelle vouloir en finir… Le pire, c’est qu’elle a appelé SOS Médecins. Heureusement que c’est une femme qui a débarqué, sinon elle serait instantanément tombée amoureuse de son sauveur. Elle est comme ça, Jade. Bien sûr, elle n’est pas morte, mais elle a eu les cheveux bien brillants et des ongles solides pendant un mois.
Sophie se réfugie devant l’évier en faisant semblant de s’affairer pour laisser passer le fou rire. Je me penche vers elle :
— Tu imagines, si elle essaie de se pendre avec du papier toilette…
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