— Où est la bête ?
— À droite, dans la chambre, sur le bureau.
« Je t’en supplie, Toufoufou, ne dis pas un mot ou mon plan serait fichu ! »
Ric va directement à l’ordi. Il n’a regardé rien d’autre. Il se tape complètement de mes quatre heures de ménage. C’est bien les mecs, ça. J’aurais pu écrire « Épouse-moi » en gros sur le mur de l’entrée et « Arrache-moi mes vêtements » sur celui de la chambre, il ne l’aurait même pas remarqué.
Il commence par vérifier la prise. Toujours ses gestes précis. Il s’assoit sans hésiter, comme s’il était chez lui, et appuie sur le bouton de démarrage. Je m’approche.
— Comment vous êtes-vous rendu compte qu’il était en panne ?
— Hier soir, je travaillais sur ma présentation et tout à coup, plus rien. Il n’a pas voulu redémarrer.
« Et l’Oscar de la meilleure mytho est attribué à Julie Tournelle ! La salle entière se lève, je remercie le public et je pleure devant le milliard de téléspectateurs qui suit la cérémonie en direct. »
Ric attend de voir si « l’unité centrale », comme il dit, réagit. Il est calme. Je m’approche encore. Je fais celle qui s’intéresse à l’écran noir, mais je ne songe qu’à mon menton qui est à deux doigts de frôler son épaule. Il sent bon.
— Il a effectivement un problème, lâche-t-il en tentant une combinaison de touches bizarre sur le clavier.
« Un peu qu’il a un problème. Qu’est-ce que je suis contente ! Je ne dirai plus jamais de mal des ordinateurs. C’est formidable l’informatique, même en rade, ça réunit les gens. Et ça va durer des heures. Je suis si heureuse que mon ordi soit cramé. »
Je sens la chaleur de sa joue qui irradie sur la mienne. Il ne se rend pas compte que j’ai quasiment la tête posée sur son épaule. C’est trop bien les mecs, ça ne remarque rien.
Il tente une autre combinaison de touches. On dirait un enfant de quatre ans qui essaie maladroitement de jouer du Chopin sur un piano trop grand pour lui. Le problème, c’est qu’il réussit à faire une note. L’ordinateur démarre. Je me relève brutalement, stupéfaite que l’engin puisse fonctionner après mon charcutage.
« Mais c’est impossible ! J’ai moi-même arraché un composant pas plus tard qu’hier soir ! Je n’arrive pas à y croire… »
Je suis scandalisée, mais je ne peux rien dire. Ric commence à pianoter sur le clavier.
— Finalement, ce n’est pas grave, dit-il. Je pense que vous avez dû avoir un micro court-circuit et qu’il a planté. Il a l’air d’installer tout à fait normalement. Ce sera réglé dans cinq minutes.
La colère me dévaste, je suis folle de rage à l’intérieur. Je vais mettre le feu à cet ordinateur. Quand on veut qu’il marche, il plante, et quand on veut qu’il plante, il marche. C’est insupportable ! Il y a dix mille machins dans cet appareil et j’ai bousillé le seul qui ne servait à rien.
Pendant que j’essaie de me contenir, Ric vérifie plein de logiciels. Il « fait tourner », comme il dit encore. Il a l’air content pour moi. Et je ne peux rien lui dire. Je dois sourire, avoir l’air soulagée, peut-être même sautiller de joie. Je n’ai même pas eu le temps de lui offrir un verre, même pas eu le temps de le regarder en train de me sauver. Un peu de chaleur, un parfum, c’est tout ce que j’aurai eu.
— Eh bien voilà, dit-il en se levant déjà. Tout est OK.
— Vous voulez boire quelque chose ?
— Non, désolé, je dois finir de préparer mes interventions aujourd’hui, sinon je n’aurai pas le temps d’aller courir demain.
— Vous courez ?
— Le plus souvent possible. Ça m’apaise. Ça me vide la tête et, en ce moment, j’en ai besoin.
« Julie, parfois, dans la vie, certaines occasions se présentent et il ne faut surtout pas les laisser passer. Lance-toi ! »
Je m’entends dire :
— Moi aussi je cours. Enfin, quand je ne boite pas !
— C’est vrai ? Quelle distance ?
— Je ne sais pas trop, en fait ce sont les paysages qui décident pour moi. Quand je trouve que ça devient moche, je rentre !
« Trop poétique la fille. Pauvre andouille. T’as qu’à lui raconter que t’as fait un jogging jusqu’en Suisse et que, puisque c’était joli, t’as continué jusqu’en Autriche en passant par le nord de l’Italie parce que c’est magnifique. »
Il sourit. Je le trouve beau. Je suis certaine que c’est à cause de son sourire que j’ai osé ajouter :
— Ça vous ennuie si je viens courir avec vous ?
Au moment même où je prononce ces paroles, je sais que je vais le payer cher, mais la raison n’a plus son mot à dire dans cette affaire. À partir de maintenant, cette histoire est une fable qui s’intitule : « Le beau gosse, la nouille et la malédiction pourrie ». La morale ne va pas tarder…
Il sourit davantage. L’idée n’a pas l’air de lui déplaire. Je suis folle de joie.
— Avec plaisir, répond-il. Là où je vivais avant, il m’arrivait aussi de courir avec un voisin. Mais vous êtes beaucoup plus jolie que lui ! D’habitude, je pars à 8 heures du matin. Il fait encore bon. Ça vous va ?
— Parfait.
— Je passe vous chercher à moins cinq ?
— Je serai prête.
Il rejoint l’entrée. Il va me quitter.
— Bon courage pour votre présentation.
Là, il hésite. Je crois que son élan serait de me faire la bise, mais il n’ose pas. Je sais ce que ferait un chat à sa place. Il ouvre la porte et sort. Il se retourne une dernière fois :
— Alors à demain matin ?
— À demain, et merci de m’avoir à nouveau sauvée.
— Ce n’est rien.
Un petit signe et il remonte chez lui. Je referme la porte. Je crois que je vais pleurer. Pour tellement de raisons.
C’est dans l’adversité que l’on découvre la vraie nature des gens. Du fond du trou, on a un point de vue unique et très révélateur sur les âmes. Il ne reste plus alors que deux sortes d’individus autour de vous : ceux qui vous aident et ceux qui abusent de votre détresse. Autant lever l’ambiguïté immédiatement : je n’ai jamais couru de ma vie. Au lycée, on avait un prof qui a bien essayé de nous faire galoper sur la piste d’athlétisme autour du stade, mais il a fini par renoncer. On tombait, on riait, on se cachait dans les haies pour couper quand il avait le dos tourné — autant de comportements incompatibles avec la pratique de la course à pied. Depuis, j’ai beaucoup marché ; certes, une fois je me suis même enfuie « en courant » sur trente mètres parce que l’horrible petit chien d’une gentille vieille dame avait failli me dévorer, mais sinon, mon compteur affiche zéro. L’autre problème, c’est que je n’ai ni vêtements pour courir, ni chaussures. Et c’est là que j’en reviens à ce que les gens vous infligent quand ils ont le pouvoir sur votre destin.
La seule copine sportive que je connaisse s’appelle Nina. Elle a tout pratiqué, de l’équitation à la gymnastique en passant par la danse. Je la soupçonne d’être accro aux compétitions et aux médailles. Une vraie machine. Elle est ceinture noire de tennis et elle a eu son chamois d’or de natation haut la main. C’est vrai que je ne l’ai pas vue depuis des mois et que ce n’est pas forcément correct de débarquer à l’improviste pour lui emprunter toute la panoplie. Cela ne justifie pas pour autant ce qu’elle a eu le culot de me demander en échange. Elle est cliente au Crédit Commercial du Centre et, en me regardant droit dans les yeux, elle a dit : « Mes frais bancaires à zéro pendant six mois, sinon tu n’as qu’à courir pieds nus. » Une belle personne, donc. Si j’avais été un poney, en plus, j’aurais pris un coup de cravache. Le plus honteux, c’est que j’ai cédé.
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