Je fais ma timide :
— Non, je souhaitais vous parler…
— Eh bien je suis là.
Je sens bien qu’elle se demande ce que je lui veux.
— C’est assez personnel…
Elle comprend que je suis gênée.
— Qu’est-ce qui t’arrive, ma fille ? Allez, viens derrière. On sera plus tranquilles.
Elle m’entraîne dans l’arrière-boutique. En plus de vingt-cinq ans, je n’y étais jamais entrée. Quand j’étais petite, bien des fois j’ai tenté d’imaginer cet endroit mystérieux dont sortaient des voix et des bruits étranges. En fait, c’est une simple petite cuisine, remplie de bric-à-brac, de paniers, d’étagères, avec une table couverte d’une toile cirée à carreaux. Les calendriers des postes s’accumulent au mur, et sur le buffet sont entreposées les réserves de boîtes à gâteaux en carton. Il y a une autre porte, entrouverte, qui donne sur l’atelier de boulangerie.
— Alors, Julie, raconte-moi ce qui t’arrive.
— Vanessa vous quitte toujours ?
— Elle part dans quinze jours, et ça me complique bien la vie. Pourquoi ?
— Vous allez embaucher une nouvelle vendeuse ?
— Dès que je pourrai en trouver une, il faut bien, mais en plein mois d’août, ça ne va sûrement pas se bousculer…
— Est-ce que vous seriez prête à me donner ma chance ?
— Je ne comprends pas.
— Est-ce que vous croyez que je pourrais devenir votre vendeuse ?
Mme Bergerot me fixe avec des yeux ronds.
— Tu as été renvoyée du Crédit Commercial ?
— Non. C’est moi qui ai décidé de partir.
Elle tire une chaise et s’assoit. C’est la première fois de ma vie que je la vois autrement que debout.
— Tu sais, Julie, je t’aime bien et je vais être franche avec toi. Je te connais depuis toute petite, je sais que tu es une fille intelligente. Tu as fait des études. Vendeuse chez moi, ce n’est pas vraiment un métier d’avenir. Si tu avais vingt ans de plus ou des enfants, je te dirais d’accord, mais là, je ne suis pas certaine…
— Je vous promets que j’ai réfléchi. Je ne vous garantis pas que je resterai dix ans, mais je ne vous laisserai pas tomber non plus. Un an ou deux, peut-être. Et je vous précise que je ne suis pas enceinte.
Elle sourit. Je la connais assez pour me rendre compte qu’elle ne rejette pas l’idée.
— Ma foi, ton idée me fait drôle. Je te promets d’y songer. Je serais contente d’avoir une fille comme toi avec moi.
— Alors, s’il vous plaît, dites-moi oui.
Le calme du mois d’août, cette année, ce n’est pas vraiment pour moi. Ça s’emballe de partout. Je crois que Mme Bergerot va accepter. Elle m’a proposé de venir faire une matinée d’essai, ce dimanche. Du coup, Vanessa me fait carrément la tête. Même si c’est elle qui a décidé de partir, elle se comporte comme si je lui piquais sa place.
Je dors super mal. Je me réveille en sursaut en me posant plein de questions sur ce nouveau travail. J’ai beau savoir que c’est sérieux et que cette décision m’engage, je considère presque l’idée de travailler à la boulangerie comme des vacances. Je crois que je ne vais pas en parler à mes parents tout de suite. Par contre, j’en ai parlé à Sophie, qui a eu le même genre de réaction que celle qu’ils auront sans doute :
— Mais t’es complètement folle ! Boulangère ! Franchement, Julie, l’autre soir tu étais déjà bizarre mais là, c’est le pompon. Ton treizième mois, tes vacances, ta mutuelle, tu y as pensé ? Tu vas bosser le jour de Noël et à chaque fois que les autres feront la fête. Et puis bonjour la stimulation intellectuelle !
— Tu as sûrement raison. Pourtant, tu n’imagines pas comme je me sens mieux à l’idée d’être simplement utile aux gens. Plus question de les coincer, plus question de leur vendre des services à la noix, juste leur proposer des choses qu’ils aiment manger.
Elle n’était pas déçue de mon appel, Sophie, d’autant que ce n’était pas tout ce que j’avais à lui dire. J’ai essayé d’y aller sur la pointe des pieds :
— Qu’est-ce que tu fais demain matin à 8 heures ?
— Pourquoi cette question ?
— Parce que je voudrais bien que tu viennes avec moi.
— Où ça ? Y a aucun magasin d’ouvert aussi tôt.
— Tu n’as rien de prévu ?
— Si, Julie, c’est samedi, je compte dormir. Mais qu’est-ce que tu nous fais en ce moment ?
— J’ai décidé de me remettre à courir et je me suis dit que tu pourrais venir avec moi.
Silence étouffé, puis elle lâche :
— Tu te remets à courir quand l’été est presque fini ? Et à 8 heures du matin ? C’est au printemps que l’on fait ce genre de stupidité, et pas à l’aube !
— Le soleil se lève à 6 h 12, j’ai vérifié. Et puis j’ai trouvé un groupe de filles qui fait ça régulièrement, mais j’ai pas envie d’y aller toute seule. Ça te ferait du bien en plus…
— Alors récapitulons : tu me téléphones pour me dire que tu vas devenir boulangère et que je suis grosse !
— C’est pas ça du tout. Je dirais plutôt que ma vie change et que j’ai envie que ma meilleure amie soit là pour m’accompagner.
« Julie Tournelle, tu es la reine des garces. Cet argument relève de la pure manipulation, voire du coup bas. »
Pour ne pas lui laisser le temps de réagir, j’en rajoute :
— D’ailleurs, Sophie, je te propose aussi que notre prochain dîner de filles ait lieu chez moi.
Nouveau silence. Je crois entendre un bruit, peut-être la mâchoire de Sophie qui est tombée sur son parquet.
— Sophie ?
— Qu’est-ce qui se passe, Julie ? Tu sais que tu peux tout me dire.
— À quel sujet ?
— Ta vie. C’est quoi ce bordel ? D’habitude, quand on a un coup au moral, on change les rideaux ou on va chez le coiffeur. On ne fout pas toute sa vie en l’air.
— Je ne fous pas toute ma vie en l’air. J’arrête un job qui me ronge, je me remets à courir — avec toi j’espère — et je vous invite toutes à dîner. C’est tout.
— Il y a un mec là-dessous.
— S’il y avait un mec, ce n’est pas notre joyeuse bande de célibataires frappadingues que j’inviterais à dîner.
— Ne me prends pas pour Jade. Je te connais et je suis prête à parier qu’il y a un garçon derrière tout ça. La dernière fois, c’était ce débile de Didier et tu m’as traînée à tous ses concerts miteux pendant des mois. Là, qu’est-ce que c’est ? Tu as flashé sur un marathonien et tu veux le rattraper ?
C’est pour ça que je l’aime, Sophie. Comme dirait Xavier, elle en a sous le capot. N’étant plus à une bassesse près, j’ai répondu :
— Tu n’as qu’à venir courir demain matin avec moi et je te raconterai tout !
— Espèce de…
— Merci, ça me fait super plaisir. 7 h 45, en bas de chez moi. Sois à l’heure.
— Non mais…
— Il faut que je te laisse, moi aussi je t’adore. À demain !
J’ai raccroché.
7 h 44. Je frôle le mur et j’appuie sur le bouton qui déclenche l’ouverture de la porte de l’immeuble. Avec précaution, j’entrebâille le battant en me plaquant comme j’ai vu faire dans les films de guerre. Sophie est sûrement là à m’attendre et, la connaissant, elle doit être prête à me bondir dessus. Aveuglée par la lumière du matin, je passe la tête pour inspecter le périmètre. Sa voix me fait sursauter :
— Tu as intérêt à me raconter du croustillant, sinon c’est pour m’échapper que tu vas avoir envie de courir.
Sophie est tranquillement adossée contre le mur, en train de prendre le soleil. On s’embrasse.
— Merci d’être venue. Je m’en veux un peu…
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