“Il n’est pas dans mes habitudes de parler d’amour, et encore moins de parler de moi, mais puisque vous vous intéressez à ces chercheurs en Orient perdus dans leur sujet d’étude il faut que je vous raconte une histoire tout à fait exceptionnelle et en bien des aspects terrifiante, qui me touche de près. Vous vous souvenez sans doute que je me trouvais ici, à Téhéran, entre 1977 et août 1981. J’ai assisté à la Révolution et au début de la guerre Iran-Irak, jusqu’à ce que les relations entre la France et l’Iran soient à ce point tendues qu’on nous évacue et que l’Institut français d’iranologie soit mis en sommeil.”
Gilbert de Morgan parlait d’une voix un peu gênée ; la fin d’après-midi était étouffante ; le sol était une dalle de four qui renvoyait la chaleur accumulée pendant la journée. La pollution glissait son voile rosâtre sur les montagnes encore enflammées par les derniers rayons du soleil ; même la treille dense au-dessus de nos têtes paraissait accuser la sécheresse de l’été. La gouvernante Nassim Khanom nous avait servi des rafraîchissements, une délicieuse eau de bergamote glacée à laquelle Morgan rajoutait de longues rasades de vodka arménienne : le niveau d’alcool, dans le joli carafon, baissait régulièrement et Sarah, qui avait déjà été témoin des penchants atrabilaires de son maître, l’observait d’un air légèrement inquiet, me semblait-il — mais peut-être s’agissait-il seulement d’une attention soutenue. La chevelure de Sarah luisait dans le soir. Nassim Khanom nous tournait autour pour apporter toutes sortes de douceurs, pâtisseries ou candi safrané et, au milieu des roses et des pétunias, on oubliait le bruit de la rue, les klaxons et même les effluves de gasoil des autobus qui passaient en trombe juste de l’autre côté du mur du jardin en faisant légèrement vibrer le sol et tinter les glaçons dans les verres. Gilbert de Morgan poursuivait son récit, sans prêter attention ni aux mouvements de Nassim Khanom, ni au vacarme de l’avenue Vali-Asr ; des marques de sueur grandissaient autour de ses aisselles et sur sa poitrine.
“Il faut que je vous raconte l’histoire de Frédéric Lyautey, poursuivait-il, un jeune homme originaire de Lyon, chercheur débutant lui aussi, spécialiste de poésie persane classique, qui fréquentait l’université de Téhéran au moment des premières manifestations contre le shah. Malgré nos mises en garde, il était de tous les cortèges ; il se passionnait pour la politique, pour les ouvrages d’Ali Shariati, pour les clercs en exil, pour les activistes de tout poil. À l’automne 1977, au cours des manifestations qui suivirent la mort de Shariati à Londres (on était certain, à l’époque, qu’il avait été assassiné), Lyautey a été arrêté une première fois par la Savak, la police secrète, puis remis en liberté presque immédiatement lorsqu’on s’aperçut qu’il était français ; remis en liberté après, tout de même, un léger passage à tabac, comme il disait, qui nous effraya tous : on l’a vu réapparaître à l’institut couvert de bleus, les yeux gonflés et surtout, plus terrifiant encore, deux ongles en moins à la main droite. Il ne paraissait pas affecté outre mesure par cette épreuve ; il en riait presque et ce courage apparent, au lieu de nous rassurer, nous inquiétait : même les plus forts auraient été ébranlés par la violence et la torture, mais Lyautey en tirait une énergie bravache, un sentiment de supériorité si bizarre qu’il nous faisait soupçonner que sa raison, au moins autant que son corps, avait été touchée par les tortionnaires. Il était scandalisé par la réaction de l’ambassade de France qui, racontait-il, lui avait signifié que, somme toute, c’était bien fait pour lui, qu’il n’avait pas à se mêler de ces manifestations qui ne le regardaient pas et qu’il se le tienne pour dit. Lyautey avait assiégé le bureau de l’ambassadeur Raoul Delaye pendant des jours, avec son bras encore en écharpe et sa main bandée, pour lui expliquer sa façon de penser, jusqu’à ce qu’il réussisse à l’apostropher à l’occasion d’une réception : nous étions tous présents, archéologues, chercheurs, diplomates et nous avons vu Lyautey, les pansements crasseux, le cheveu long et gras, perdu dans un jean trop grand, prendre à partie le si civil Delaye qui ignorait absolument qui il était — il faut dire à la décharge de l’ambassadeur que contrairement à aujourd’hui les chercheurs et étudiants français étaient nombreux à Téhéran. Je me souviens parfaitement de Lyautey, rouge et postillonnant, en train de cracher sa rancœur et ses messages révolutionnaires à la face de Delaye jusqu’à ce que deux gendarmes se jettent sur le forcené, qui se mit à déclamer des poèmes en persan, hurlant et gesticulant, des vers très violents que je ne connaissais pas. Un peu consternés, nous vîmes comment, dans un coin des jardins de l’ambassade, Lyautey dut faire état de sa qualité de membre de l’Institut d’iranologie pour que les gendarmes acceptent de le laisser partir sans le confier à la police iranienne.
Bien sûr, la plupart des présents l’avaient reconnu et de bonnes âmes s’empressèrent d’informer l’ambassadeur de l’identité de l’importun : blême de colère, Delaye promit de faire expulser d’Iran ce « fou furieux », mais, ému soit par les tortures que le jeune homme avait subies, soit par son patronyme et la relation qu’il pouvait avoir avec feu le maréchal du même nom, il n’en fit rien ; pas plus que les Iraniens, dont on peut supposer qu’ils avaient d’autres chats à fouetter que de s’occuper des révolutionnaires allogènes, ne le mirent dans le premier avion pour Paris, ce qu’ils durent sans doute regretter par la suite.
Toujours est-il qu’au sortir de cette réception, nous le trouvâmes tranquillement assis sur le trottoir, devant l’ambassade d’Italie, à quelques pas de la porte de la résidence, en train de fumer ; il semblait parler tout seul, ou continuer à marmonner ces vers inconnus, un illuminé ou un mendiant, et j’ai un peu honte d’avouer que si un camarade n’avait pas insisté pour que nous le ramenions chez lui, j’aurais enfilé l’avenue de France dans l’autre sens en abandonnant Lyautey à son sort.
« L’affaire Lyautey » fut évoquée dès le surlendemain par Charles-Henri de Fouchécour, alors directeur de notre institut, qui avait dû se faire remonter les bretelles par l’ambassade ; Fouchécour est un grand savant, aussi sut-il oublier presque immédiatement l’incident pour se replonger dans ses chers miroirs aux princes, et alors que nous aurions dû nous inquiéter de la santé de Lyautey, nous préférâmes, tous, amis, chercheurs, autorités, nous en désintéresser.”
Gilbert de Morgan marqua une pause dans son récit pour vider son verre en y faisant rouler des glaçons qui n’avaient pas eu le temps de fondre ; Sarah me jeta de nouveau un coup d’œil inquiet, même si rien dans le discours posé du maître ne laissait percevoir la moindre trace d’ébriété — je ne pouvais m’empêcher de penser que lui aussi, comme ce Lyautey dont il racontait l’histoire, portait un patronyme célèbre, du moins en Iran : Jacques de Morgan fut le fondateur, après Dieulafoy, de l’archéologie française en Perse. Est-ce que Gilbert avait un lien de parenté avec le pilleur de tombes officiel de la IIIe République française, je n’en sais rien. Le soir tombait sur Zafaraniyé et le soleil commençait enfin à disparaître dans le feuillage des platanes. L’avenue Vali-Asr devait être un gigantesque embouteillage à cette heure — tellement bouchée qu’il ne servait plus à rien de klaxonner, ce qui amenait un peu de calme dans le jardin de la minuscule villa où Morgan, après s’être resservi un verre, continuait à raconter son histoire :
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