Ici, Martin hésita un peu, pour la première fois, et, la voix légèrement plus basse, pour le magnétophone seulement, il laissa échapper ces mots :
« Et, arrivé à ce point, oui, est-il important que Dieu n’existe pas ? Je vous le demande, est-ce important, en vérité, est-ce important ? »
Le jour suivant, à cause de la chaleur et du bruit de musique de tous les transistors, Martin était descendu dans la cour de l’immeuble. Il était environ trois heures et demie de l’après-midi. Il n’y avait personne. Dans la boîte carrée, au neuvième étage, son père et sa mère grouillaient comme des insectes. Le ciel était d’un bleu déchirant, et le soleil nageait sur place, faisait un trou blanc au-dessus de la terre, semblant reculer et s’enfouir au fond de l’espace, indéfiniment. Martin marchait dans la cour, longeant les portes des garages. Au centre de la cour, il y avait un terre-plein de sable, pour les enfants. Martin se mit à faire des cercles autour du terre-plein, des cercles de plus en plus étroits. À la fin, il se trouva obligé de monter sur la bordure de ciment, puis de marcher à l’intérieur du rond-point, dans le sable. Il rétrécit encore ses cercles, pataugeant dans les gravillons, s’enfonçant à chaque pas jusqu’aux chevilles. Quand il arriva au centre, il resta debout un moment, immobile. Puis il leva la tête vers le ciel et regarda les murailles habitées qui l’entouraient. Il n’y avait personne aux fenêtres. Les trous béants étaient vides, noirâtres, innombrables. Parfois, pendus à des ficelles, des bouts de gaine, de chemise, ou de soutien-gorge s’agitaient dans le vent. La musique était presque imperceptible à cet endroit de la cour. C’était même une espèce de silence qui régnait là, qui pesait ; quelque chose de comparable au bruissement de mort des eaux profondes, au vrombissement sourd de plusieurs atmosphères en train de crever des tympans.
Puis le ciel parut descendre sur son front, l’écrasant à la manière d’un gigantesque marteau. Tout se renversa, d’un seul coup, et il se retrouva pierre qui tombe, ahuri, devenu vitesse pure. Il flottait dans l’espace, prisonnier de la gravitation, et quelque chose de large et de plat montait à sa rencontre, menaçant, se faisant immense, couvert de villes et d’arbres, sillonné de routes et de voies ferrées, avec de drôles d’ombres qui avançaient de travers, et cela s’approchait à chaque seconde davantage, le plaçant, lui, sur une ligne droite, indéfiniment raide, parfaitement verticale, où régnait un vent déchirant qui coupait le souffle. Il tombait vers le ciel, comme vers une sorte de terre. Quand le choc eut lieu, Martin roula sur lui-même dans le tas de sable et y resta écrasé, allongé sur le ventre.
Une demi-heure passa ainsi sans qu’il puisse faire un mouvement. Puis, la chaleur du soleil, les rumeurs des voitures qui roulaient à tombeau ouvert de chaque côté de l’immeuble, la poussière de sable faiblement soulevée par la brise, tout cela agit peu à peu sur lui et le rappela à la vie. Martin se mit à ramper sur le tas de gravier. Il avançait imperceptiblement, glissant sur le ventre, la face enfouie dans la masse mouvante et sale. Ses mains plongeaient dans le sable, fouillaient, nageaient, trituraient, et tiraient tant bien que mal le reste du corps, comme des pattes de tortue. Parfois, en tâtonnant, elles rencontraient des objets insolites abandonnés là depuis des semaines : peaux d’orange, vieux bonbons à demi sucés, bouts de peigne, espèce de râteaux tordus et de seaux troués, boîtes d’allumettes remplies de sable, papiers gras, bâtons de sucettes ou d’eskimos, et même une espadrille de bébé que l’usure des grains de pierre avait complètement rongée.
En avançant comme ça dans le sable, Martin respirait fort, ahanait à petits cris, « a-ha », « a-ha ». Tout avait pénétré ses vêtements, empli son cuir chevelu et ses narines, et l’avait transformé en un bizarre animal rampant, une sorte de ver de vase ou d’escargot, une taupe, qui devait peiner pour s’échapper, décollant millimètre par millimètre son corps chétif des matières visqueuses. Le sable avait recouvert les verres de ses lunettes d’une sorte de buée grisâtre, et il devait se diriger à peu près au hasard. Seules ses mains savaient vraiment où elles allaient ; elles palpaient le sol de tous côtés, les doigts parfois dressés comme des antennes ; elles étaient mouvement, et une joie forcenée naissait en tremblant au centre des paumes, du simple contact avec les couches vivantes des gravillons, une joie électrique et friable qui se diffusait à travers les poignets, les coudes, les épaules, et emplissait tout le corps. Ces mains étaient devenues des êtres indépendants, des bêtes agiles à cinq pattes, qui traînaient derrière elles le poids de tout un paquet de chair inerte.
Quand il toucha le rebord de la plate-bande, Martin se redressa. Il se mit d’abord à genoux, le dos rond, la tête baissée vers le sol. Puis il s’assit dans le sable, s’appuya en arrière sur ses deux mains et resta immobile, les yeux vagues.
En relevant la tête vers le haut de l’immeuble, il aperçut, penchés au balcon, tout petits, à peine grands comme des mouches, son père et sa mère qui le regardaient. Sa mère agita la main, et il devina les mots qui se formaient sur ces lèvres, les mots qui tombaient sur lui, précis et insensibles, comme le trop-plein d’un pot de géranium.
« Je te dis qu’il joue ! Regarde Martin, je te dis qu’il joue ! Il est là, dans le tas de sable, et il s’amuse. Il s’amuse comme un enfant. Notre fils est en train de jouer dans le sable ! »
Dans la cour, l’ombre violette avançait doucement dans la direction opposée au soleil.
Martin oublia les silhouettes de fil de fer, penchées là-haut sur le balcon, et il contempla la marche de l’ombre. Elle rampait avec lenteur sur la surface de la cour, semblable à une espèce de nuage délicat. Peu à peu, avec des suites morcelées de bonds minuscules, elle occupait tout l’espace, s’infiltrait dans les rainures, montait le long des obstacles, puis redescendait d’un seul coup, sans qu’on sache vraiment comment ; elle se coulait magiquement au fond des trous, entrait dans les soupiraux et dans les égouts à la façon d’un serpent, dépassait les lignes dessinées sur le sol, faisait tout fondre autour d’elle. Les cailloux, les graviers, les durs morceaux de silex se mélangeaient entre eux, devenaient perméables. C’était comme de l’eau, comme le flux bleuâtre d’une drôle de marée montante, qui rompait les limites, qui cassait brusquement, d’un coup de millimètre gris fer, les cernes des objets. Le soleil et la lumière avaient fait cette cour blanche, immaculée, pleine de choses et d’êtres étincelants dans leur indépendance : et voilà que maintenant l’ombre passait sur eux, les défaisait un par un, sans en épargner aucun. Des cercles cassés, la substance coulait et se répandait sur le sol, emplissant le bassin de la cour de l’immeuble d’un étrange liquide glauque où nageaient des détritus.
Sur son socle de sable, Martin était transformé en naufragé, en habitant d’une île déserte. Il était en quelque sorte réfugié là, encore préservé de la liquéfaction par un rayon de soleil qui descendait jusqu’à lui en pente douce, passant par l’ouverture ouest de l’immeuble. Mais l’ombre avançait toujours, et le soleil lui-même déclinait. Bientôt il serait rendu au terme de sa chute ; il tomberait encore quelques minutes le long du couloir vertical, entre les deux pâtés de maisons. Des oiseaux voleraient entra vers de sa face électrique, de gros oiseaux noirs qui se balanceraient dans l’air de gauche à droite, de droite à gauche. Puis, sans à-coups, tout à fait naturellement en vérité, le ciel deviendrait vide de lui. Il ne resterait plus que la terre couverte de pierre et de métal, la terre encore vibrante de chaleur, plate comme un long miroir, et la mer couleur de mercure, et la lumière continuerait à bouger au milieu des particules, à essaimer dans l’atmosphère invisible, avec d’insaisissables volutes d’éclairs blafards s’évanouissant mollement au fond des cachettes, comme des impressions rétiniennes. Quand tout serait fini, on se sentirait bien seul sur terre, on n’aurait plus rien d’autre à faire qu’à se cacher, peut-être même en tremblant, la face contre le sol, et à respirer tout bas, la bouche enfouie dans un trou, entre deux racines, les dernières bouffées de la vie, les derniers souffles de la délicieuse chaleur.
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